Voir donné comme miracle dans la peinture de Georges Badin

« Vivre, c’est traverser le visible en s’y cachant. » énonce Héraclite. Et l’on penserait que cet aphorisme résonne comme un écho dans les toiles de Badin. À une nuance près. Georges Badin ne se cache pas dans cette traversée du visible. Il ne s’efface pas non plus. C’est plus grave, plus profond qu’un simple jeu de concept. Et justement le sujet de sa peinture nous pose cette question-là avec force. La question du visible, de la traversée et du caché.

Le visible. Que reste-t-il du peintre dans le pli, le lieu désagrégé de sa peinture ? Quel corps est broyé, pilé, absorbé ? Peau, piment, huile ? Souffle, contour, geste ? Quelle absence ou quelle présence totale s’invitent ici et que devient celui qui regarde les toiles, à son tour ? Quelle absorption, quelle dissolution ?
Quel est le sujet de la toile ? Et que voit-on sur ces toiles ? Une trace ? Un mouvement ? La mémoire, l’âme d’une trace et d’un mouvement ? Un remords ?
Comme si le peintre ou l’acteur de ce geste dans le ventre de la couleur, faut-il encore dire peintre dans cette disparition, cette totale présence à soi, au monde, comme si le sujet était loin déjà, ailleurs. Mis au monde dans le ventre de la couleur mais par qui, pourquoi ?
Ou totalement et tellement ici qu’on ne reconnaît plus ce lieu-là, l’ici dont il nous parle. Sans parole. Mais de là-bas. Et c’est où là-bas ? C’est loin ? C’est moi ? Quel est ce où qui est montré ? Et comment peut-on parler d’un lieu sans parole ? Par la divination ? Le miracle de l’apparition ?
Comme si la dispersion, la disparition du sujet étaient organisées pour nous poser la question du lieu de cette disparition. L’inquiétude sans l’angoisse. La vigilance quoi. Oui, on disparaît, mais on est où ? Nulle part ? Dans rien ? C’est où ce nulle part et ce rien ? Où ?
C’est où ce silence qui passe du rouge au bleu, de l’arabesque noire à la calligraphie d’un signe qui se déployant voudrait dire, écrire quelque chose ?
C’est où ce pli que fait la toile dans l’espace du regard ? Ce pli invisible qui existait avant mais qu’on découvre déplié dans la couleur.
C’est où, peindre ?
Derrière les yeux, le front, les mains du peintre, c’est où ?
Sur la toile, vous êtes sûr ?
Derrière ses lèvres, bouche cousue ?
Dans la lumière de l’orange, du jaune ou de l’ocre ? Peindre a-t-il déplacé la disparition, dissolution du corps dans la couleur et son mouvement ? Mais si la couleur bouge elle aussi, où va-t-elle ?
Et pourquoi cette peinture, oui, cette peinture-là précisément, fait penser à la transe du passage, à une initiation, au cœur du profane, retrouvée dans le geste le plus minuscule du quotidien. Comme couper le pain ou verser de l’eau. Couper le pain et verser de l’eau dans le recueillement de son acte. Comme dans le silence du dieu absent.
Peindre comme si l’on coupait du pain ou versait de l’eau alors au passant, au visiteur touché subitement par l’attention qu’on lui porte, et qui devient le dieu présent, l’autre. Celui qui fait exister notre acte de peindre par son regard. Celui qui crée la petite éternité de notre peinture dans sa mémoire. Dans son émotion. Puis dans le ricochet de l’autre dans l’autre. Quand il raconte de ce qu’il a vu. Comme moi, ici, en ce moment, ricochant pour apparaître dans cette disparition à mon tour.
Peindre pour l’hôte, le visiteur attendu, mais viendra-t-il, cette question semble posée comme une longue attente sans but. Comme si vivre attendait et continuait d’attendre même au-delà. Au point de perdre de vue son attente. En s’aveuglant par la couleur. Peindre pour oublier d’attendre. D’atteindre aussi. Traversant le visible pour oublier la traversée. Ne plus sentir le lieu et l’éclair de la disparition qui alors ne font plus qu’un. Et ce n’est pas la mort. Ni le lieu de la mort. C’est le mieux de la mort.

La traversée. Car il y a de cela aussi dans la peinture de Badin, de l’écoute, de l’accueil. Et du désir qui s’aveugle. Se brûlant les yeux au soleil de la toile pour y dissoudre l’objet de son désir. Est-il possible de se sentir écouté, regardé, désiré par une toile et pourquoi ? Est-il possible de désirer sans objet ? Et de sentir flotter le désir en dehors des corps, sur une toile par exemple ?
Comme si la peinture écrivait son propre mythe, sa légende, par l’intermédiaire du mouvement et de la couleur, avec des gestes répétés, rythmés, des biffures proches de l’écriture mystérieuse du poème. Chaque trait cherchant l’autre trait comme une consonne sa voyelle. L’âme sœur. Chaque couleur faisant résonner l’autre comme les syllabes dans l’ampleur d’une phrase. Chaque souffle perceptible dans sa montée vers l’extase puis vers son deuil. Souffle et apnée. Tension et offrande.
Car ce que l’on peut dire sur un peintre comme celui-là, c’est seulement l’imaginer, et du coup, s’imaginer soi, imaginer l’humanité entière dans l’incapacité que nous sommes de la contenir, et de voir tous les visages, mais l’imaginer comment ? Avec quel visage dans cet auto portrait perpétuel du mouvement et de la couleur ?
L’imaginer dans son acte de présence, dansant dans la lumière, de tout son buste barrant le vide, les yeux fermés, l’imaginer couché devant sa toile aussi, peignant avec ses mains, ses coudes, son corps entier, chantonnant du bout des lèvres une absence et une présence au monde, l’imaginer, l’imaginer seulement comme si la plupart de ses gestes avaient franchi un cap, la limite d’un territoire qu’il trace et efface en même temps.
Une sorte de traversée par l’invention d’un paysage dont le mystère est le cœur de sa peinture justement, une frontière entre le visible et la vibration des choses, leur aura, leur couleur derrière la couleur.
Dans ces toiles devenues de véritables trouées du réel, il y a l’apaisement des grandes nature mortes de la peinture flamande avec l’incandescence brûlant chaque objet contemplé jusqu’à en dématérialiser les contours. Pour n’en garder que la joie forte, tranquille de sa présence.
Une peinture qui désosse, dématérialise, déstructure la pensée pour atteindre la couche profonde du réel. Au plus près de la sensation. La vue, le toucher, l’ouïe et l’odorat devenant des couleurs, oui, des couleurs en mouvement à l’intérieur du corps de la toile.

Le caché. Car ça sent bon dans les toiles de Badin. Ça voit bon, ça goûte bon, ça jouit et ça caresse jusqu’à la déchirure. Les traces d’étreintes s’ouvrent et se referment comme des fleurs. Comme si l’homme prenait à bras le corps son ombre pour l’incendier. Et qu’on voit battre en elle les ailes de son sang dans toutes les veines.
Parler de façon raisonnable de cette explosion des contours serait la tuer. Badin renoue avec la puissance de l’écriture poétique, sa capacité de fusion avec l’objet, et sa couleur fait langue. Elle est profondément métaphorique, méta chaotique et nous raconte ce qui dans le récit échappe au récit en réincarnant les frontières entre l’écriture et la peinture. Comme si le geste ou la pulsion étaient le même, à la racine.
Cela ressemble à une histoire qui cherche, invente ses mots et sa propre grammaire. Et on l’entend cette genèse nous dire des choses du monde que nous ne soupçonnions même pas. Cela ressemble à un récit qui s’enterre, refuse d’énoncer en laissant les vestiges de sa narration. Un récit qui invite chacun à se raconter, à trouver le sien.
Matisse disait parfois qu’il allait peindre comme s’il allait tuer un homme. Badin tue quelque chose, quelqu’un peut-être, à condition que l’on se représente la tristesse, l’inertie et la peur comme des forces, des êtres à part entière et qui nous paralysent. Son crime est tellement ludique qu’il en devient un triomphe de la joie. Et c’est de cette corrida là qu’il s’agit. Une pulsion primitive de l’Eros, rayonnante, irradiant Tanathos. Badin tue l’image comme représentation. C’est-à-dire viol de nos images mentales. Badin tue l’espace clos pour un espace ouvert. Badin tue le figé pour le mouvant. Il n’affirme rien, n’énonce rien, ne défend rien d’autre que cette part inviolable en nous. Le lieu, le mouvement, l’espace de l’image mentale.

Acte de méditation suprême. D’apparition. Voir donné comme miracle. La couleur et la lumière de la couleur. L’une éclairant l’autre. La peinture de Badin agit aussi dans le dos de celui qui le regarde comme si la présence éclatée des couleurs écarquillait à son tour le regard et le corps. On sent qu’elle est là, devant, derrière, sur les côtés. Elle agit derrière les yeux et longtemps après, les yeux fermés. Elle commence et continue son travail dans cette grotte intime de nos images. Elle nous rend à une présence sans périphérie, sans centre, sans contour. Une présence pure qui ne s’énonce plus.

Mais qui, la présence, et quelle présence ? L’éveil ?

La question y est posée, tout simplement, du bout des doigts. Une peinture de la vigilance. Dont l’onirisme est la science exacte. C’est la vraie vie quand elle est rêvée.

Juin 2012
Dominique Sampiero