Georges Badin

La peinture de Georges Badin

Catégorie : Textes

Pour Georges de Joël Bastard

J’ai commencé le texte Pour Georges chez moi dans le Jura fin avril 2011, au milieu de ses peintures et des livres faits ensemble, principalement pour les Editions Collection Mémoires. Je l’ai terminé le 10 juin devant nos derniers livres d’artiste réalisés en mai : Corrida et La compagnie d’une chanson ( Editions C.M ) à la Villa Marguerite Yourcenar où je suis en résidence d’écrivain pour écrire un roman. J’ai écrit ce texte pour tenter de verbaliser pourquoi sa peinture me fascine autant.

Pour Georges

Une tempête dans le rouge. Un fruit écrasé dans le bleu. Un coup de blanc pour éblouir le dernier vert. Toutes les métaphores ne suffiront pas pour écrire le désir, la joie et l’enjeu de la peinture de Georges Badin. La force d’une peinture debout. Le muscle tendu dans l’épaisseur de la chair, Georges Badin traverse les éléments colorés de son existence. Exister, c’est faire du bruit avec les outils les plus intimes. Un bruit de cœur qui bat, de main qui claque, prend, caresse. Un bruit de bouche et d’oreille, de sexe. Un bruit de langue qui signe la forme idéale. Un bruit de territoire. La peinture de Georges badin fait du bruit sur tous les supports possibles, du parasol à la toile. Du papier dit riche à celui dit pauvre. Elle fait un bruit de couleur que l’on entend même les yeux fermés.

Joël Bastard

Lucien Giraudo et Georges Badin Bonne Nouvelle

BONNE NOUVELLE

I. Scènes de la vie privée

ANNONCIATION

Rose
La couleur se détache tendrement
Posée sur un fond doré
Deux mains
Tendues sous un soleil
De violette

NOËL
Morte la raison et morte la saison

La fraîcheur de l’abri
Avec son toit pentu
Troué
Tout se tait
Le brin du silence

FUITE
Le palmier les voit
Passer
La hâte
Le manteau

L’âne
Et l’enfant au cœur

PARMI LES LIVRES
L’enfant tournait
Les pages
Crème
Des livres
Et les textes retrouvaient
Leur allure juste

II. Scènes de la vie publique

ENTRE LES EAUX
A l’instant
Où l’officiant quasi nu
Opéra
Aucune ombre voluptueuse
Ne se reflétait
Dans les eaux vertes du fleuve

TRANSFIGURATION
Brusquement

Le feu
Brusquement dans la chair
Exultant
Sous la dévoration du phosphore
Se détourner était-il simplement possible

L’ALCHIMISTE DU FUTUR
Dans le ventre des jarres
L’eau frémit
Les terroirs à venir se mobilisent
Sous le soleil des apéritifs
Nul ne sent encore
La vibration nouvelle


AUX OLIVIERS
La leçon de la pierre est partout
Dure
Loi de l’escalier
Mais un rameau
Perce d’éternité
Entre vagues et plissements

III. Scènes du réveil

CENE
Bras serpentins
Mains de houle

Les corps bouleversés
Autour de Lui
Les têtes s’avancent
Reculent devant cette nouvelle

CROIX
Trois croix
Surplombent et la foule d’antan
Et le public d’aujourd’hui
L’une centrale
Mordue d’amour

Forcément plus haute

NOLI ME TANGERE
Un voile de vent bleu
Et
La main de Madeleine se vide
Tout son sang reflue
Dans le cramoisi pulpeux
De sa robe vénitienne


PENTECÔTE
Langues virgules
De feu Suspendues
Quelles paroles chuchotez-vous
Aux deux hommes penchés
Interloqués
Ainsi qu’à l’homme réfléchissant

Lucien Giraudo (Janvier –mars 2011)

Avec Georges Badin par Daniel Leuwers

C’est un vrai plaisir d’oeuvrer avec Georges Badin. Cela dure depuis six ans, et je ne l’ai toujours pas rencontré ! C’est dire que tout se passe dans le travail -et c’est bien ainsi.
De longue date, j’ai admiré Georges Badin. Je connaissais ses livres avec Butor, j’avais vu de ses expositions dans la rue de Seine qui m’est si chère à Paris (j’y ai vécu mes années d’étudiant). Lors d’un séjour au Québec, j’avais même trouvé de lui un livre de poèmes édité au Mercure de France. Peu après, j’avais acheté un livre qui intégrait une peinture de lui chez Ecbolade et avais obtenu de l’éditeur l’adresse de l’artiste. L’aventure pouvait commencer.
Avec Georges Badin, ça fonctionne dans les deux sens.
Il y a d’abord les petites feuilles manuscrites que je l’invite à accompagner. Elles incluent de mes textes personnels, mais aussi des textes de Butor et de poètes qu’il a lui-même sollicités ou que je lui propose dans le cadre des « livres pauvres » -ces collections de livres d’artistes hors commerce que j’ai lancées en 2002. Georges Badin se retrouve ainsi associé à Henri Meschonnic, Pierre Oster, Patrick Chamoiseau et j’en passe.
Et puis il y a les livrets que Georges Badin a préparés et déjà peints et où il attend un texte. Chaque livret peut atteindre jusqu’à une vingtaine de peintures chacun. C’est une véritable fête.
Il y a enfin ces immenses toiles roulées qu’un porteur spécial dépose à ma porte et où il s’agit de mêler quelques mots de poète pour que, dans l’esprit de Georges Badin, l’oeuvre soit parachevée. Cette technique de la toile écrite, Georges Badin l’a expérimentée avec Butor -et elle révèle la place prééminente que le peintre accorde à la poésie. Les toiles de Badin sont amples, magnifiques et se suffiraient à elles-mêmes. Mais le peintre, modestement, veut des mots, aimante une complicité qui le ramène à sa naissance artistique première: la poésie. Badin figure, en effet, au catalogue du Mercure de France en compagnie d’Yves Bonnefoy et d’André du Bouchet. Devenir peintre, ce sera pour lui une façon de rester poète et de le vérifier auprès d’autres poètes de toutes les générations.
Ce que j’aime, c’est que, lorsque j’envoie des textes manuscrits à Georges Badin, ils me reviennent couverts de peintures et de traits au fusain, dans la semaine même -ou peu s’en faut. Il y a une vitesse d’exécution, une fougue prompte à délester toute déperdition dans le travail de Georges Badin. En cela, il est poète. L’aventure tient du rapt. Je lui envoie des raccourcis de mon histoire personnelle (c’est ainsi qu’à tort ou à raison je conçois le poème) et il les atteste de sa griffe inimitable. Il y a un peu de Jackson Pollock dans ce peintre très gestuel, mais il y a aussi une sorte de corps à corps plus intime (on dirait qu’il se couche sur sa toile) avec la peinture même où Badin intègre des bouts de bois de son jardin, des morceaux de ficelle aussi.
C’est gai. Une forme d’art total. Je pense souvent à Picasso, à cause de cette véritable fébrilité qui entend contrecarrer la mort ou les forces négatives qui nous travaillent. Je sens Georges Badin du côté de la jeunesse toujours. Ses bleus sont intenses. Il y a même un bleu Badin qui me fait frémir. C’est l’été, la mer, mais aussi le miroir où l’été s’efface, où l’on a été donc et qui laisse des bleus. Le rouge s’étale par flaques. « Flaques de verre » chères à Pierre Reverdy, mais, plus encore, quelque chose comme « Le Chant des morts» du même Reverdy , accompagné des grandes traînées de peintures rouges de Picasso (ce chef-d’oeuvre a été réalisé par l’éditeur Tériade et figure pour moi le plus beau livre du XXème siècle, avec le fabuleux « Jazz » d’Henri Matisse).
Fort de tels patronages, on se sent bien avec Badin, comme protégé par l’anse de la baie de Poulhilles , toute proche de sa maison de Céret- lieu cher à Picasso, comme on sait.
Le facteur (sorte de succédané du Père Noël) apporte toujours de lui des surprises, des moments d’émerveillement. Ça vit, ça résiste, rien n’est triste. Cette fougue me fait vivre. J’adore Badin et le dis et le redis en maints textes. Celui-ci aussi.

Daniel Leuwers
Mars 2011

Répliques à Daniel Leuwers

Si peu de vie qu’il y ait, elle est à considérer comme un foyer qui ne peut s’éteindre. Deux faits, l’un n’a pas d’auteur ni d’origine, l’autre vous mène à la vivacité si faible qu’elle émeut, à la beauté tellement écrite ou peinte ou chantée qu’elle ne s’éloigne pas, se complaisant dans cette disparition qui la tente. Il y a autant de force, peut-être voulue, chez Daniel Leuwers, des partir pour tout le bonheur où il se trouvera : Brésil, Israêl, Valras … et les envois qu’il me faisait avec la volonté farouche d’écrire à l’aventure pour ne pas être devant décevoir. Ce qu’avait atteint Chopin en se servant du clavecin avec un seul mot « liant » ou « allegro », Leuwers le savait bien, sa vie me l’avait appris.
« Je n’entends / Que son pas qui se risque dans la nuit / Gauchement, vers en bas, sans main qui aide » (« Une photographie » Bonnefoy). Phrase dont les mots qu’il faudra suivre, délaisser peut-être pour que la poésie à venir ne s’estompe pas.

« La laitière » de Vermeer s’impose : le jaune et le bleu, déjà par le secours des tissus, corset et tablier. Il y a du rouge qu’il faut chercher, mais présent. Tu as écrit « comme une flaque » dans beaucoup de mes toiles. Ce qui est éclairé : deux faits si l’on veut, elle verse le lait, concentrée, attentive et l’autre, la lumière donne un avenir absolu à cet instant.  (« Eterniser l’instant » Baudelaire)
Ton texte est une longue histoire avec un début où accroché par ce que tu vois ou lis tu veux poursuivre : deux noms de poètes majeurs.
Si j’en viens à notre collaboration, au fait que j’allais vite avec les feuilles que tu m’envoyais et que je colorais ou griffais (le chat hier aiguisait ses griffes sur le tronc du tilleul du jardin, j’étais là à ses côtés), je vais vers cette expression : « attester les raccourcis de mon histoire personnelle ». « Certifier, garantir la réalité ou l’exactitude de quelque chose » (Larousse). Daniel qui écrit me pose à ses côtés sur son chemin ou pays, j’ai ce passage avec mes genêts, mes feuilles, l’arrêt sur la montagne et cette bande bleue, ciel ou ovale ou courbe de la colline vers la mer. D’autres images si l’on feuillette le carnet iront sans s’arrêter jusqu’à la cascade du gouffre de la Clapère. Daniel encore se penche sur la toile et y voit un gestuel proche de Pollock et de ses danses. Heureusement qu’il emploie plus loin le verbe « se coucher » et c’est toujours la toile, sa ferveur. Si il y a une suite à nos rencontres, J’attends de Daniel qu’il me donne des mots à voir, à entendre, comme si j’étais poète.

Georges Badin

Pourquoi j’écris, James Sacré ?

Où vous rencontrerez-vous, écriture et personne ? Vous écririez pour que les lignes vous secondent, noires sur la page tenue sur une écritoire. Elles agiraient mais pour le moment elles sont sans précision, en désordre et vous oppressent.

« Elle déconstruit l’hypothèse divine » (Raphaël Enthoven), l’écriture qui se sert de ses armes contre la culpabilité, le dieu social avec les paroles imposées dans ses églises, répétées sans que les fidèles s’en aperçoivent, alors qu’elle manifestera dans ses détours et cercles ou accès aux montagnes une indécence qui ne se laisse pas prendre aux mailles, aux filets. Compacité des sons, de l’un à l’autre séparés, unis, suivant une droite comme les bras étendus d’Aphrodite, les recevant dans un ultime abandon.

Des événements, les premiers hommes . Ils s’ajoutent à ces noms une liberté devant laquelle ils se trouvaient contraints d’être et qui dans ces deux situations d’être les dirigeraient vers la beauté dès leur rencontre. Dans le cas de l’écriture il se dirigerait vers la déconstruction. Dans le second cas, où peindre dépendrait des événements. Se dire dans la déclamation (déclamer) et tout de suite, dès la première note, en mettant le doute à nu et il y est contraint, si bien que les notes se joignent par un souffle brûlant, s’appellent par un creux au noir lisse et actif et c’est la sonate en si mineur de Chopin. Les couleurs sont soumises à la même marche, précipitation ou lenteur : le bassin par exemple est bleu, il le voudrait changeant selon le jour, l’heure, et il s’ensuit des bandes de couleur, bleu clair, bleu outremer, bleu couchant de soleil qui sont éparpillées pour se rejoindre peut-être bientôt avec les toiles ou les papiers qui les multiplieront, les assembleront pour le cercle du bassin autour duquel l’enfant tournait.

Ce qui aura été donné à lire n’a jamais été attendu et si l’oscillation entre les notes de la sonate comme entre les mots de l’écriture sur la page ou seulement entendus dessine ce que va poursuivre  la ligne ou la courbe, le lecteur sera le premier auteur.
Le verbe non loin de lui, il se dérobait à son regard, sur le carnet les taches de couleurs glissaient (on pourrait mieux dire que leur surface était transparente et lisse comme l’eau souvent qui l’arrêtait) et, le danger était de donner à ces taches trop de vouloir être avant toute intention de nommer qui se rapportait évidemment au peintre, de côtoyer le bassin, de faire que l’eau jaillisse du rocher et surtout s’il atteignait de telles limites qui pouvaient être de mort, c’était pour, avec la page suivante, retrouver le cercle, l’eau, les feuilles, le rocher, les poissons. Le verbe premier était « se dérober ».

2 janvier
La toile sur châssis, la toile souple, au sol, grandes surfaces, la liberté qu’elles offrent a ses absolus, les rythmes qu’elles tissent (retour à Pénélope), le soir effacé, toujours recommencé, la beauté a ses jours, ses nuits, les regards des passantes, des notes écrites sur le tissu vont jusqu’au livre «  mais la nature est là qui t’invite et qui t’aime / Plonge toi dans son sein qu’elle t’ouvre toujours » Lamartine.

23 janvier
S’il avait en tête cette phrase « Dehors la nuit est gouvernée » (Char), c’était pour détacher le verbe, lui donner un sujet, l’écriture, vouloir se saisir du temps et lorsqu’il écrirait souhaiter se perdre dans ses enthousiasmes , être à l’avant, comme si c’était un navire dont il ordonnerait la route, mais en n’étant pas maître de ses accidents.

24 janvier
Le poème long oscille entre les affirmations, les conseils pour faire croire à une certaine lucidité et après avoir fait quelques strophes descriptives de la nature : les deux ruisseaux qui courent puis disparaissent, les bois dont les feuillages s’entremêlent, il rédige une sorte d’ordonnance pour lui alors la vraie écriture aurait été de déjouer toutes les affirmations et de les mettre en doute.

29 janvier
Si le poète du vallon avait peint, utilisé des couleurs, il aurait écrit : « Le tableau n’est que le résultat d’un travail ». Se serait-il arrêté sur la condamnation à la mort qu’il propose malgré lui à l’inattention, au présent de tous les possibles, à l’hospitalité que Derrida souhaitait, attendait, a parcourue et qui ne l’a jamais fait chuter. Heureusement quand il se perdait,

1er février
Sur le chemin d’abord montant, à droite la colline avec ses chênes-liège et ses terrasses, à droite un creux, mais ce qui accompagne, ce sont les quatre impromptus de Schubert qui se décomposent en deux temps, faible et fort. On est pris uniquement par la route et, d’une façon semblable aux notes du début de l’impromptu qui ne donneraient qu’une direction, qu’un imaginaire, tous deux mouvants. Ce qui nous éloigne à jamais d’un système.

Le poète a sûrement cherché …

Le poète a sûrement cherché le sens du mot contingence dans le dictionnaire pour voir s’il pouvait ôter l’effet du hasard. De « Air » à « La chaleur vacante », André du Bouchet a donné à la page un aspect sculptural : les blancs entre les phrases, les mots sont des vides avec de l’énergie qui écrit et ainsi il ne peut éviter le poème comme passage d’éternité.

« La vocation artistique ne naît pas de l’émotion éprouvée devant un spectacle mais devant un pouvoir… Comme le peintre, l’écrivain n’est pas le transcripteur du monde, il en est le rival. » (Malraux, L’Homme précaire et la littérature)

J’écris : la page qui décrit les apparences du monde devient force, la lutte ne s’impose pas, ne capture rien.

Georges Badin

Pourquoi j’écris

« Rien n’est vrai, tout est vivant » (Edouard Glissant) si tu écris, pressé par les voiles blanches de la page.

Où vous rencontrerez-vous, écriture et personne ? Vous écririez pour que les lignes vous secondent, noires sur la page. Elles agiraient mais pour le moment elles sont sans précision, en désordre et vous oppressent.
« Elle déconstruit l’hypothèse divine » (Raphaël Enthoven), l’écriture qui se sert de ses armes contre la culpabilité, le dieu social avec les paroles imposées dans ses églises, répétées sans que les fidèles s’en aperçoivent, alors qu’elle manifestera, dans ses détours et cercles ou accès aux montagnes, une indécence qui ne se laisse pas prendre aux mailles, aux filets. Compacité des sons, de l’un à l’autre séparés, unis, suivant une droite comme les bras étendus d’Aphrodite, les recevant dans un ultime abandon.
S’il avait en tête cette phrase « Dehors la nuit est gouvernée » (Char), c’était pour détacher le verbe, lui donner un sujet, l’écriture, vouloir se saisir du temps et lorsqu’il écrirait souhaiter se perdre dans ses enthousiasmes , être à l’avant, comme si c’était un navire dont il ordonnerait la route, sans être maître de ses accidents.
Des événements presque inaperçus mais lisibles par les premiers hommes. Il s’ajoute à ces noms une liberté et une tristesse devant lesquelles l’auteur serait contraint de s’arrêter et qui dirigeraient vers la beauté dès leur rencontre. Ne pas souscrire à la déclamation, mettre le doute à nu si bien que les notes se joignent par un souffle brûlant, s’appellent par un creux au noir lisse et actif, et c’est la sonate en si mineur de Chopin. Les couleurs sont soumises à une même marche, précipitation ou lenteur : le bassin par exemple est bleu, il le voudrait changeant selon le jour, l’heure, et il s’ensuit des bandes de couleur, bleu clair, bleu outremer, bleu couchant de soleil qui sont éparpillées pour se rejoindre peut-être bientôt avec les toiles ou les papiers qui les multiplieront, les assembleront pour le cercle du bassin autour duquel l’enfant tournait.
Ce qui aura été donné à lire n’a jamais été attendu et si l’oscillation entre les notes de la sonate comme entre les mots de l’écriture sur la page dessine ce que va poursuivre  la ligne ou la courbe, le lecteur sera le premier auteur.
Le verbe non loin de lui, il se dérobait à son regard, sur le carnet les taches de couleurs glissaient (on pourrait mieux dire que leur surface était transparente et lisse comme l’eau souvent qui l’arrêtait). Le danger était de donner à ces taches trop de vouloir-être, de côtoyer le bassin, de faire que l’eau jaillisse du rocher et surtout s’il atteignait de telles limites qui pouvaient être de mort, c’était pour, avec la page suivante, retrouver le cercle, l’eau, les feuilles, le rocher, les poissons. Le verbe premier était « se dérober ».

La toile sur châssis, la toile souple, au sol, grandes surfaces, la liberté qu’elles offrent a ses absolus, les rythmes qu’elles tissent – retour à Pénélope -, le soir effacé, toujours recommencé, la beauté a ses jours, ses nuits, les regards des passantes, des notes écrites sur le tissu vont jusqu’au livre «  mais la nature est là qui t’invite et qui t’aime / Plonge-toi dans son sein qu’elle t’ouvre toujours » Lamartine.
Le poème long oscille entre les affirmations, les conseils pour faire croire à une certaine lucidité et après avoir décrit la nature, les deux ruisseaux qui courent puis disparaissent, les bois dont les feuillages s’entremêlent, il rédige une sorte d’ordonnance pour lu,i alors que la vraie écriture aurait été de déjouer toutes les affirmations et de les mettre en doute. Si le poète du « Vallon » avait peint, utilisé des couleurs, il aurait écrit : « Le tableau n’est que le résultat d’un travail ». Il ne pouvait pas percevoir la condamnation à la mort que, malgré lui, il propose au présent de tous les possibles, à l’hospitalité que Derrida souhaitait, attendait, a parcourue et qui ne l’a jamais fait chuter.
Sur le chemin d’abord montant, à droite la colline avec ses chênes-liège et ses terrasses, de l’autre côté un creux, mais ce qui accompagne, ce sont les quatre impromptus de Schubert qui se décomposent en deux temps, faible et fort. On est pris uniquement par la route. De même les notes du premier impromptu ne donnent qu’une direction, qu’un imaginaire, tous deux mouvants . Renoncez aux systèmes, nous dit la déesse-nature.
Et Aphrodite qui n’a jamais quitté les lieux où nous sommes encore n’est pas seulement la beauté qui ferait loi ou l’éclat qui rivaliserait avec la première lumière, ce qui pourrait la placer dans un rapport presque constant avec la finitude, elle est aussi, semble-t-il, si on ne la fixe pas, un passage d’éternité comme le sont les deux couleurs du matin ou l’épiphanie propre à l’écriture. Elle se perd pour nous, la déesse de l’amour, pour laisser toute la place à l’écriture qui s’en emparant ne la contraint pas mais l’utilise, à la peinture et à toutes ses libertés sous la surveillance des regards à venir.
Se recueillir. Le corps droit, en arrêt, très loin du verbe que l’écriture a noté. Dans la montée où l’horizon se découvre, un arrêt en face du buisson épineux, très large et haut, après quoi des chênes-liège limitent le terrain : où cela mènerait-il de s’interroger ? Ainsi la phrase qui débute est soumise à tous les hasards.
« Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir » (Corneille)

Georges Badin le 13 février 2011

L’amateur lointain

Texte de Michel Butor pour Georges Badin. Ce texte figurera dans un livre publié par Eric Coisel dans la collection Mémoires avec des peintures originales de Georges Badin.

SENTENCES POUR LA CORRIDA
pour Georges Badin
PRESENTATION

Je ne fais pas partie des aficionados. Je préfère qu’il y ait l’écran de la peinture entre le mystère et moi-même. Alors je peux approfondir ma fascination, remonter aux couches profondes, devenir enfin minotaure et Thésée, réveiller dans l’alambic de l’arène l’alcool des millénaires enfouis.

Michel Butor

1
ÉVENTAILS POUR LA CORRIDA
in memoriam Michel Leiris
1
Soleil des morts
oeil des volcans
Corne de Lune
soupir de fauve
2
Flamme de gestes
cercle en silence
Brasier d’émois
sang de l’attente
3
Gouttes du temps
rosées de sueur
Fer lumineux
ronces de sable
4
Yeux embrasés
instant fatal
Poussière d’ombres
geste infernal
Ovation lente
éclair tremblant
Agonie douée
bûcher funèbre
2
BOIS POUR LA CORRIDA
1
En plein midi comme une éclipse
le fauve teint de sa noirceur
l’élégance du matador
déchiré d’innombrables cornes
2
La foule retenant son souffle
dans les naseaux de l’animal
qui concentre entre ses deux cornes
la colère du peuple entier
3
Sur son orbite éblouissante
la planète noire secoue
la bave de tous les volcans
se précipitant vers sa mort
4
Dans sa solitude éclatante
l’insecte chatoyant mesure
l’angle exact qui lui permettra
d’éliminer le minotaure
5
Dans le labyrinthe brûlé
où tous les murs ne sont que cendres
le jeune Thésée flamboyant
arbore un masque de taureau
6
Roulant des épaules de ruines
le monstre examine l’arène
où sa mort va électriser
les éventails des demoiselles
Dans son envol la cape effleure
l’échiné courbée sous la crainte
qui se redresse en un sursaut
de respiration lumineuse
8
Les chevaux ont quitté la place
où le pianiste minuscule
va plaquer un accord sanglant
dans un point d’orgue interminable
9
Les gestes prennent des lambeaux
du Soleil pour en habiller
la peau carbonisée du monstre
avant de l’offrir en encens
10
La foule fait rouler son cri
d’un bout à l’autre de l’arène
comme une boule effervescente
tirant après soi les marées
11
Le porche de l’après-midi
referme ses vantaux de liesse
sur la cérémonie funèbre
où chacun retrouve son deuil
12
Les parfums des dames répandent
les souvenirs de leurs voyages
dans les battements d’éventails
apprivoisant l’air de la mer
13
C’est une montagne vivante
qui envahit tout l’horizon
pour l’ouvrir il faut une clef
pénétrant la serrure vive
14
La blessure offre son cratère
pour offrir un toast à la foule
toute l’arène se remplit
d’un vin lourd aux accents d’étable
15
La fissure entre ses vantaux
éclate précipitamment
devant le galop de la bête
cherchant vainement son issue
16
Une île sur la mer de vin
une voile sur l’horizon
un phare au centre de la baie
un raz-de-marée de dentelles
17
Entre les nuages de poussière
un rayon de soleil soudain
lève un arc-en-ciel de chemises
sur la rade où jouent les géants
18
Vastes portiques où longtemps
j’ai vécu pour approfondir
mon secret douloureux soudain
vous vous écroulez sous la foudre
19
Cible dont la bordure entière
est vivante une chevelure
de dentelles et de regards
convergeant vers l’impact obscur
20
L’ovation fait tourner la roue
tout autour du moyeu de sable
d’où l’on retire le cadavre
qui se visse jusqu’aux enfers
21
Le cuir devient peau mordorée
les cornes douée chevelure
les sabots les mains et les pieds
la blessure sexe en aurore
22
Dans les yeux tout près de s’éteindre
perce un instant la nostalgie
de prés sur des flancs de montagne
et de génisses dans leur fleur
4
PASSES POUR LA CORRIDA
1
La flamme roussit les naseaux
puis s’imprègne de bave rosée
pour se déployer sur les cornes
et caresser l’échine creuse
2
Drapeau flottant au vent d’haleine
tremblant du trépignement sec
sur le sable taché d’écume
dans un ciel de foule assoiffée
3
Nuée de soie dans le couchant
qui s’insinue par les vallées
avec les rayons miroitants
de l’épée proclamant sa croix
4
Un flot de vin sur la fureur
qui s’accumule entre les cornes
pour précipiter les sabots
qui dérapent de déception
5
Voile pour la bave et le sang
qui sèchent sur les poils dressés
dans la poussière lumineuse
broyant les yeux des combattants
6
Suaire pour cette charogne
encore dressée sur ses pattes
en sursis pour quelques instants
de lamentation foudroyante
5
RAFRAÎCHISSEMENTS POUR LA CORRIDA
Les pépins de l’orange
dans le ciel de son jus
Une gorgée de vent
une pincée de poivre
Les olives des yeux
dans le pressoir du sable
L’invitation des ombres
au banquet des adieux
Les lambeaux de nos vies
sur le gril des frissons
L’épée de Damoclès
sur l’abreuvoir du temps
Dans le sang du dragon
le rajeunissement
Un bouquet de dentelles
au balcon des corsages
Les larmes du citron
sur les écailles sombres
6
CORNES POUR LA CORRIDA
1
La virgule ponctue la strophe
que psalmodie le matador
dans le silence de l’attente
et les grondements du poitrail
2
Crochets pour pendre la dépouille
à l’étal de la boucherie
dans les dentelles de papier
où vrombissent mouches d’épées
3
Cil énorme sur l’oeil minime
écarquillé dans la fureur
sur le sable de la planète
fusant dans l’éblouissement
4
Guidon de la motocyclette
tourbillonnant sur la paroi
verticale qu’est devenu
le piège du parking taurin
Des bourgeons d’ailes qui s’entrouvrent
sous la sève du sang d’été
dans la forêt des remuements
de feuilles pour se rafraîchir
6
Poignée pour le couteau qui va
trancher l’oreille du cadavre
parmi les applaudissements
délivrant de l’expectative
7
Soc pour labourer d’un sillon
la glèbe de sable arrosée
d’une pluie de sang dessinant
les pétales d’une moisson
8
Appel qui va retentissant
d’un portique à l’autre des cimes
à travers les torrents brûlants
qui dévalent des gradins muets
9
Un serpent redressant la tête
de chaque côté du regard
préparant ses crocs à venin
pour méduser le téméraire
10
Remplie d’une bière mortelle
qui écume sur les naseaux
la coupe allongée fait le tour
pour enivrer les assistants
7
BANNIÈRES POUR LA CORRIDA
1
Le jeune sacrifîcateur
prépare humblement son esprit
demandant pardon aux puissances
qu’il révère officiellement
vierge Marie saints du village
de descendre les yeux brillants
dans la mine du temps passé
pour le sacre d’autres printemps
Toute l’obscurité de l’âme
se condense dans l’animal
comme l’humidité de l’air
en nuages de plus en plus
menaçants qui vont à la fois
faire éclater le feu du ciel
et lapider de leurs grêlons
l’imprudent resté découvert
3
Un amphithéâtre de lave
humaine traversée de vagues
autour du combat d’un autre âge
sur un cratère de soleil
une licorne adolescente
affrontant le mugissement
qui vient du profond de la Terre
et du pourrissement des dieux
Michel Butor

La recherche du livre-monde : trophées, invitations, distances

Un texte de Georges Badin, pour Marie-Jo et Michel Butor

La main de Dieu est tendue vers Adam, elle a fait son œuvre, on verra laquelle, et elle demeure encore comme un accompagnement, telle une suite musicale sans terme. Ce que l’on discerne d’abord, c’est la volonté farouche ou souple selon le jour et ses couleurs du rejet de l’abandon. Adam serait dans les mots de Baudelaire « Luxe, calme et volupté » avec l’intention qu’ils ne se perdent pas.

Le doigt désignant le corps d’Adam, qui en fait l’auteur souverain, (Dieu est-il le peintre, Michel-Ange est-il Dieu ?) il est si étonné d’avoir dessiné le corps d’Adam qu’il ne le reconnaît plus, il est si attentif à la résurrection qu’il amorce, qu’il veut éternelle, que la chasteté, image devant soi, est trop fixe, peut-être rejoignant l’intranquillité qu’il a écoutée dans le nocturne n°1 en si bémol mineur de Chopin.

Trois présents : Mozart avec la 41ème symphonie dite de Jupiter (on entend : « Je ne veux pas m’arrêter »), Michel-Ange donne des ordres à Dieu, Michel Butor écrit avec Le Jardin catalan. Un mot qui les assemble : le mot courage mais comme à voix basse. Vite arrivent des naissances.

Michel à l’écoute de la 9ème sonate de Beethoven, des instabilités si fortement déployées par les notes du piano comme offensives, leurs manières d’être si peu vues par le poète qu’elles sont (deviennent) transparentes, si bien qu’il croit qu’il a du sable, des chardons devant lui. Les mouvements lents du violon, un continu qui pour les mots du poète se change en instants : confrontations, déplacements, variations de son esprit au monde de l’écriture.

Le pas, le regard, autonomes, en mouvement aussi, vers tout un autre monde « absent, presque défunt », et cela dans tous les voyages du poète dès leurs débuts. Si l’on ouvre le livre, le violet déjà se lit, le poème vous impose l’image.

Le doigt divin cependant a perdu sa force, son étendue, puisque la personne qu’il désigne, Adam, sera le poète qui a tenu éloignée la finitude pour garder cette résurrection sans cesse renouvelée.

Il se souvient, quand il écrivait son premier poème, d’un état indéterminé où il n’avait aucun ennemi, aucune victoire.

Dieu solitaire est voulu par Michel-Ange suprême ordonnateur et le poète refuse ce fait unique dont le sens paraît se poursuivre à l’infini, s’allie tout de suite à Adam et Eve, refuse le nom « paradis » sans preuves, sans actes.

Est-il juste de dire que, dès qu’il écrit, il privilégie le mot « connaissances » : il défait le cadre, abolit les limites. Le sujet n’est plus « feuilleté », comme dit Deleuze, il devient Unité, sans dogmatisme, sans des arrêts.

On ouvre le livre. Dès la première page les images se révèlent, se déploient – l’écriture les tient en éveil – se côtoient, échangent des impressions et le regard suit la « pluralité des niveaux » (Bonnefoy) : rythme et confrontation, faculté de compléter. D’aussi près qu’il regarde les reproductions du plafond de Michel-Ange, il ne s’attarde pas aux ordres de Dieu, il ignore l’arbre de la connaissance pour ne s’attacher qu’à la vérité des formes et des couleurs, en quelque sorte le paradis qui sera aussi sur terre.

Il y eut, pour toujours, espérait-il, la rivière, sa lenteur, le fait de dévaler sur les pierres, la cascade enfin, mais pour ne pas qu’elle se perde par les ans et l’oubli (injuria temporis) l’enfant lui attribuait des couleurs à chacune de ses stations. Le fond de sable orange qui permettait à la couleur jaune d’occuper le profond de l’eau avec des scintillements qu’il emploiera plus tard sur ses toiles pour, disait-il, qu’il y ait un petit mouvement. Blanc et même les pierres contribuaient à cette dominante mais on avait tendance à ne pas s’arrêter, comme plus tard sur ses toiles il essaierait de donner à la pierre la couleur de la lumière ou du ciel et, pour atteindre le gouffre et sa noirceur, vite disparue d’ailleurs puisque le sable apparaissait à nouveau, l’excessive légèreté des bulles d’eau avec toutes les couleurs imaginées.

Sur la feuille toute en longueur le violet comme accompagnement vers ce qui est désirable, le bleu du ciel, n’induit personne en erreur : un appel au désir que le nuage de Michel-Ange dans la chapelle Sixtine promet.

Le Jardin catalan : les mots ainsi écrits ne sont que faible indication, à s’y perdre, à accueillir ce qu’il renferme. Avant tout c’est une question de verbes qu’il s’agit d’écrire à plusieurs temps comme s’ils étaient toutes les allées de de jardin. Le poète y pénètre et là où il s’arrête, ce qu’il voudrait cueillir, c’est l’odeur trop forte du tilleul. Quant au peintre, il a si peu à faire, couleurs, assemblage, éparpillements, pétales de roses encore odorants, qu’il devient le promeneur pas solitaire. Il signe ce livre ouvert pour qu’on se souvienne de lui.

L’herbe est si verte sur la feuille du livre, si flexible, si amoureuse qu’il aurait fallu peut-être que l’auteur y mette pieds et jambes de la jeune fille. Mais non, ça n’a pas été noté, mais l’eau à côté, bleu tirant vers le violet, est le mouvement lent qui suffit à noter le passage d’une grâce presque féminine. Et le temps est pris à bras le corps, il s’agit pour l’écrivain de donner au mot « événements » une autonomie, une histoire chaque fois précise et mouvementée qui fera de lui comme un paragraphe, avec la configuration d’une île. L’irruption de tous les possibles fait des événements qu’il suscite et parcourt un même terrain qui pourrait accompagner l’illustrateur si celui-ci avait pour tâche de donner suprématie aux couleurs en s’arrêtant à chacune d’elles pour que les lieux fassent état de ce qu’ils furent. Il hésite. A sa droite l’eau à plusieurs mètres n’a pas de couleurs et le rocher à sa gauche, lisse, où il s’appuie, le préserve de la chute. Impression fugitive où le bruit de l’eau contre la muraille envahit le moment. L’eau retrouvée à quelques mètres a sa terre, est brunie dans son dévalement et ne s’arrête à aucun détour.

« Humeurs changeantes » écrit Schumann, vite peut-être. Fallait-il qu’il ajoute spiritualités intermédiaires et pouvait-on choisir entre rythmes et sons si l’on était ainsi guidé ? Il était tenu par les promesses de ces mots comme titres, drapeaux déployés par le vent. Le compositeur, pour donner toute la vérité déroulée et qu’elle soit ainsi la plus offerte, voulait introduire du retard. Ainsi le peintre, pour que les phrases soient « reines », suivait presque le rêve du compositeur.

« On dirait que le poète, d’une voix qui se souvient, à la fois ardente et détachée, nomme le monde avec révérence. La distance qui longtemps l’en sépara s’est abolie, il n’y a donc plus pour le rejoindre ni larmes, ni effort. Il y a seulement l’épanouissement naturel de la lumière en paroles, ou comme une sorte de culte rendu par l’homme à la lumière. » (Philippe Jaccottet, Promenade sous les arbres)

Revenons à la maison du poète, aux montagnes, aux chemins qu’il emprunte, à la porte d’entrée ouverte, à la toile qu’il tient entre ses mains et qui au contact avec l’air lui échappe, vole. Il écrit : elle sera tendue par le vent du nord, aucun pli comme si elle était l’oiseau qu’il aperçoit et dont le nom est sur la page. Il a pris, écrivant, son autonomie sans savoir néanmoins quels chemins emprunter, quels faits de chaque jour nommer, quels êtres rencontrer, et peut-être il s’est arrêté sur ces temps inégaux mais nécessaires, inventés ou de mémoire.

La serre, tous les jours : sa transparence utile du début jusqu’à la fin du jour et au loin la montagne n’est que le soir avec le coucher. Sa limite est dans le rectangle du verre comme cadre ou offerte aux regards comme s’il était possible de l’avoir pour soi. La distance entre l’abrupt vertical et les ovales – ou qui paraissent tels – très dessinés est soumise aux arbres, aux prairies, aux sinuosités bleues, vertes … Quand le soleil va disparaître, ces quelques minutes s’inscrivent – couleurs, formes et fragilités – sur le tableau de la serre, verre à jamais perdu, toile tous les jours reprise comme si chaque soir il y avait un auteur. L’embrasement a lieu, des couleurs vives. Brève insistance à les retenir toutes ou séparément (les unes après les autres), sans qu’il y prenne part au loin, mais pas très loin. L’image, aux énoncés succincts, brûlants, fait du rectangle de verre un secours, une page où écrire avant qu’elle disparaisse.

Embrasures, vibrations, les couleurs brûlent sur le ciel, l’éloignent, la montagne est indemne, victoire, bleue toute à cette nuance. Qui parle de créateur, de sa puissance seulement inexorable, assombrit le lieu, efface l’image, compromet l’écrit, évite la toile, sa vie.

Pour en revenir aux deux vocables d’ alors suggérés par le Dieu de Michel-Ange – « Paradis terrestre » – si le poète les avait acceptés sans adhésion entière, c’était par abandon, nécessaire peut-être pour qu’il n’y ait pas, par la faute du créateur, d’égarement. Levait-il la tête, la regardait-il, Eve, il était alors enclin à simuler une proximité presque têtue pour que le nom de créateur qu’on lui attribue et qu’il croit être le sien devienne mérité – au prix de quel subterfuge ? A cela s’ajoutait la couleur jaune de son paradis. Là où il se trouvait, ce nom lui paraissait vraisemblable et le corps rose dont il voulait qu’il se déplace, marche, hésite, s’arrête, qu’il soit d’une couleur proche du lever du soleil ou du couchant, était présent. Il (le faux créateur) aurait voulu que s’abolisse la distance entre le fait réel et cette image de son désir, protégée par la couleur rose qui aurait été garante de sa survie.

Il emprunte le chemin blanc sous les arbres, non pas pour être dans un sillage qui le rassure, qui l’isole en même temps, mais parce que c’était le seul passage sous les branches. Les branches des arbres vibrent ou du moins il entend ce léger froissement, la couleur verte de l’une à l’autre change et l’ abaissement qu’il voit jusqu’à lui est comme la ligne lumineuse du phare vers le bateau qu’il imaginait alors. Dans « Fantaisies » Robert Schumann va de la rage à la phrase qu’il ne quitte pas : c’est pour la lointaine bien-aimée. Notes qui se pressent les unes sur les autres jusqu’à ne jamais se perdre, tomber. Le corps est au piano, qui joue. Le poète quand il écrit cette phrase : « J’aimerais que M-J voie ce lieu qui est beau, où nous serons avec des toiles et des livres » est dans la culpabilité. Ainsi est-il hors d’un temps prisonnier qui l’empêcherait d’écrire .

Eau sous les arbres, aucune feuille à la surface, tenue dans un rectangle de ciment. En s’y penchant il se voyait, fixe et dessiné dans la profondeur. Limpidité ininterrompue qui l’arrêtait néanmoins par une matière dure en apparence – et qui semblait n’avoir, de l’eau, plus que la transparence. Il trempait son bras jusqu’à l’épaule et à ce moment il n’avait plus qu’un froid qu’il ne repoussait pas, qu’il aimait. En revenant vers la grande maison au plancher ocre jaune, elle (M-J) accroissait ses jours par ses regards, défaisait ses entraves par ses pas, ses souplesses. Ils arrivaient, eux deux, au jardin catalan. Elle n’avait rien à souhaiter, à vouloir. Très près du corps, les fleurs, les couleurs, des roses élancés, marguerites qui la fixent, yeux jaunes, tant ce qui avait été écrit sur la page, sans rien omettre de ce qu’elle voyait, était présent. Quand le poète écrit : je voudrais que M-J voie ce lieu si beau où les livres et les toiles seraient exposés, les uns feuilletés, les autres vues, il se mettait à rêver à un désir qui le maintiendrait brûlant et provisoire comme un feu qui ne serait pas alimenté et pensait, sans les désunir, à ces deux mots : ici et pour toujours. Les points lumineux sur la mer brillent, ne se touchent plus et il se souvenait des toiles peintes par son ami qui, pour donner une surface de vie à ces luminescences, faisait avec un pastel jaune des ébauches de corps.

Georges Badin

Tableaux du temps

Un texte de France Burghelle Rey

Démarche et sens :

Après le choix instinctif des peintures, je m’en viens spontanément à classer celles-ci par ordre de ce qu’il me semble convenir d’appeler « l’explosion ». Ainsi la couleur va-t-elle se faire, au fur et à mesure, plus vive et le bleu va-t-il accepter le jaune puis le rouge. La forme, elle aussi, s’imposera comme si, vivante, elle pouvait montrer une violence grandissante. Mais, pour, les dernières pages, il me faut revenir à une certaine douceur avec des lignes apaisantes et la suave surprise d’un peu de vert.

C’est « la présence des peintures » dans le geste de ma main qui aime à les élire et je trouve les mots à écrire quand, quelques instants avant, la muse faisait la morte ! Mais il faut dire que le trait, ici, est si juste, comme on le dit du mot en poésie, et la forme si variée que le livre achevé s’est mis à faire sens pour éblouir et inspirer le poète en empathie avec le peintre. Il s’agit bien de « tableaux » qui, comme les textes qui les accompagnent, nous réconcilient avec le temps et en pansent les blessures. Et l’ensemble participe alors de l’opéra (travail créateur) de l’artiste qui ne cherche qu’un gain spirituel.

France Burghelle Rey

(Voir les photos du livre « Tableaux du temps »)

Le ciel est pour l’oiseau, entièrement en ses vols

Un texte de Georges Badin

Il a ces zébrures en lui qui ne l’effacent pas mais au contraire lui donnent toutes ses nuances du lever au coucher du soleil. Les couleurs, le bleu à côté du jaune, sont posées de façon rectiligne, ininterrompue et, comme les notes dans les mélodies de Robert Schumann, qui font se lever le souvenir de Clara, il a des moments de lumière dont il ne subit pas les arrêts, toujours en retrait pour qu’il devienne presque irrésistible.
L’oiseau est dans l’arbre, faisant ainsi que le ciel et son passage ont disparu, que les lieux traversés sont lointains, images perdues.
Son chant pour le peintre, des courbes sur la feuille du carnet à dessin, des évasements, des grilles ou des filets dans l’eau imaginaire… Serait-il sans qu’il y prenne garde mais en y consentant envieux du désir comme l’oiseau l’eut de ne pas s’arrêter ?
Les descriptions notées sur les pages du carnet à dessin par la main du « teinturier des Muses » (Michel Butor), avec un rythme variable, passages musicaux semblables à ceux de la 6ème symphonie de Beethoven: descentes, à terre, montées acceptées par le ciel, toujours soumises, ces variations, à des lieux : le jardin de l’enfance divisé en quatre carrés, le rond du milieu surélevé et accaparé par le tronc massif du magnolia et les fleurs et les feuilles offertes, surfaces lisses, brillantes, veloutées étendaient autour de ce tronc comme autant d’invitations à sentir le matin et ce qui a duré jusqu’à ce temps d’aujourd’hui et persistera, c’est la fleur-présence, étalée, presque offerte mais belle pour elle-même. Et le bassin – jet d’eau, rocher – autour duquel l’enfant tournait suivant du regard les parcours, les sillages des poissons.

Si l’amour qu’il a plus fort pour Clara s’éloigne – et Schumann en a conscience – les notes sont là, les unes après les autres plus pressantes, le rappellent à cet ordre de l’amour, création continue avec des blancs de divertissement.

Sur les toiles le partage en quatre carrés est même lieu que celui du jardin et les couleurs, vert, jaune, rouge, terre de Sienne auront ses désirs du jour. L’inversion jouera et il se rappelle avec une certaine joie ces phrases de Michel Butor : « Vous nagez dans la peinture, vous écrivez sur la mer » – ç’aurait pu être « sur le jardin ».

Pas d’oubli pour cette terre dont le seul occupant était l’enfant, à bêcher pour l’assouplir, à planter des fraisiers, à désherber, à faire brûler les feuilles de platane, lien ténu avec la toile carrée, la feuille de papier, le bois (rien pourtant qui ne ressemble davantage aux surfaces nues) pour que les images de ce temps soient vives, augmentées.

Actes de foi qui ont prise sur vous : elle (la foi) vous surprend, ne vous lâche pas par ses intonations que vous faites notes, ensemble si l’on peut dire cette union
Ces actes de foi vous font songer à la douceur de vivre avec eux.
« Du bleu se prend au vert dans la nuit de l’herbe » (« Branches basses »Yves Bonnefoy, l’Herne), un acte de foi où tout cours d’eau commence.
Georges Badin

Voir le carnet