Georges Badin : la peinture est une femme

Un texte de Jean-Paul Gavard-Perret

Boris Vian l’avait compris : on peut tout mettre dans la peinture, tout sauf évidemment le nécessaire. Pas de problèmes pour « des cancrelats et des savates, des oeufs durs à la tomate et des objets compromettants ». Cela reste même possible pour les figures du temps. Mais pour celui de la femme, ce n’est plus la même histoire puisque la peinture elle-même est une femme : vouloir la « coller dessus » ne serait que redondance. Et une fois que la photographie eut remplacé la peinture dans l’art du portrait, seuls les « imbéciles s’y risquèrent encore » (Boltanski), sinon – et comme Picasso ou Dali pour prendre des modèles célébrissimes – afin d’en faire jaillir l’animal, l’âme ou les deux à la fois : l’âminal. En dehors de cette posture, plus question de re-présenter les femmes sous peine de tautologie préjudiciable et d’une imposture grave.

Georges Badin l’a bien compris. Dans son oeuvre la femme ne se montre jamais telle quelle car ce serait non la distinguer mais la faire plonger (et nous avec). C’est pourquoi au sein de son « abstraction », la peinture devient carte, plan, système de référencement dont le principe est le mouvement (lignes et couleurs) qui engage la recherche de la femme « perdue » (à tous les sens du tezrme ? ) loin des lois du simple reflet. Le peintre crée ainsi un double jeu par une exhibition particulière qui ne tue pas leur secret tout en le  laissant « espérer » à coup de biffures violentes ou ce qui en tient lieu.

Jouant avec ses supports Badin crée ses indices d’ »évidences », ses cassures en réaction profonde aux dynamiques du réel auxquelles l’artiste procure ses propres contrecoups. Ainsi le mode de réalité de la femme devient douteux, sa « forme » dépasse les dualités, les oppositions pour plus d’ambiguïté et de complexité. D’où cette insatisfaction par la beauté étrange qui surgit des oeuvres : celle d’un « mal vu’ qui parle le silence, celle du trouble de l’image qui se retourne contre elle-même.

Pour Badin, la femme comme la peinture ne possède pas de réalité. Subsiste non l’amorphie mais le chaos de couleurs et de formes. Ce « chaomorphisme » n’implique plus un envers et un endroit, un bien et un mal, un blanc et un noir. Surgit à l’inverse l’attente d’un monde qui s’esquisse et qui se rassemblera. L’énergie des traces est là : ronds, croix, taches, lignes, pans demeurés « vides » de substance créent des espaces limites, conducteurs et formateurs d’un autre niveau de conscience par la tension sensorielle qu’une telle peinture provoque.

Le créateur nous fait pénétrer dans un espace non sécurisé mais dont l’urgence est nécessaire là où se saisit par l’étalement de la peinture celui du temps. Au sein de l’allongement et dans le mixage, le pétrissage et le métissage, il faut alors envisager l’absence de vue comme une errance nécessaire. Ce qui est montré n’est donc plus ce qu’on voit souvent à travers les images : la trahison par le mensonge de l’exhibition de seuls temps forts. A l’inverse Badin nous fait ressentir le manque dont la femme est à la fois le centre et le « temps mort » – mais bien vivant. Elle insiste comme la peinture pèse sur ce seul temps en devenant une immense cérémonie dionysiaque d’expulsion des images d’où émerge un imposssible du temps et du visible.

L’image devient ce qu’en disait Deleuze « Louve, mieux : femme » afin que l’homme ( le mâle) retrouve sa signification pleine par le « vide » apparent. En cela Badin s’oppose à Quignard et sa « nuit sexuelle ». Et ce pour une raison simple et évoquée plus haut? Contrairement aux peintres choisis par Quignard pour sa démonstration, l’artiste a renoncé à tout effet de représentation, bref à l’événement. Il est passé à un stade supérieur : celui de la re-présentation, de l’avènementiel. Ses toiles portent des charges affectives refoulées où le violent désir de vivre n’est pas réprimé mais se heurte à une sorte de manque. C’est pourquoi il faut voir les toiles du peintre par séries : chaque pièce reprend celle qui la précède afin moins de la « détruire » que de la pousser plus loin. Et c’est pourquoi Badin tenant ses toiles comme des morceaux de viande ne sait as toujours celles qui résistent au temps, celles qu’il peut « embrasser » et non seulement du regard.

Il ne convient pas de passer à côté d’une oeuvre qui est à la fois une sorte de métaphore du manque et de fulguration. Badin pratique peut-être le seul geste essentiel au moment où de artout (et de nulle part) le monde nous submerge d’images, un geste d’éclatement plus émotionnel que lyrique (la différence est d’importance) afin que l’image « parle » dans la violence de sa recherche qui exclut toute tentative d’intégration des apparences. Certes, en  chaque toile il n’existe pas de salut : rien qu’un acte de mise en tension au moment où la peinture se défait de ses captures faciles qui ne renvoient que les reflets que l’on connaît, qu’on attend, mais c’est là l’important.

Le spectateur à la fois isolé maios fasciné au sein d’une image qui le prend dans une focalistion pousse son regard là où il n’a pas l’habitude de le porter. Un indicible, un inavouable surgissent, sans jugement. Il n’y a plus d’individualisation mais seulement une évocation d’intégration à ce qui naît sous nos yeux et qui se fait femme. Le réel prend une figure fantastique par un imaginaire qui fonce dans la lumière complexe par l’épaisseur de matière et la manière dont elle est posée en gestes violents sur le support.

On ne saura rien d’elle, on ne saura rien de la femme tant elle apparaît comme dépourvue de sens – même si l’on sent qu’elle agit sur le moteur du monde dans la rhétorique élaborée par le peintre. Mais plus que magie ou mystère surgit le réel poussé à bout. Pas le surnaturel mais la signifiance essentielle que seule la peinture-femme peut ouvrir là où, à l’opposé d’un happening – c’est à dire d’une activité dépourvue de signification et de raison d’être – la rapidité d’exécution totalement maîtrisée se charge de significations qui nous échappent encore – comme elles échappent à Badin lui-même. Contre ce qui nous dévore et qui n’a plus que le nom de femme il y a ce flux d’angoisse et de joie loin de toute pitié ou compassion. A partir de là l’angoisse elle-même est mise sous tension, pour une autre mémoire, une autre mémoire du manque comme si l’artiste voulait – en dehors du malaise engendré par une telle vision – faire ressentir une conscience différente du monde. Dans ce contexte, le déploiement des images, leur flux indiquent l’affirmation formelle d’une excitation particulière qui tient au corps de la peinture comme à celui de la femme.

Cette affirmation formelle exige un degré supérieur d’abstraction esthétique. Le travail de Badin n’est cependant jamais formaliste. Il implique un degré important de concrétion et de concaténation provocatrices afin de faire parler ce qui ne parle plus, ce qui nous reste aveugle dans l’habituel de notre quotidien en couple. Certes, au sein même de sa copulation, la peinture reste une énigme sans solution. L’identificateur, l’actant y joue la comédie sans la comédie. Il procure et avoue une falsification donnée pour telle là où la peinture provoque un superbe dévoilement, une injonction particulière du temps qui prend dans la toile-vierge-femme une forme de vertige. Face à l’insignifiance du contingenciel (une histoire ou une autre) Badin crée une triple ambiguîté : épistémologique (impossible de déterminer le circonstanciel « vrai »), pragmatique (c’est l’essentiel et non le circonstanciel qui est réel), ontologique (le circonstanciel est sans importance quand la réalité devient la femme). S’abstenant de toute pensée discursive, le peintre pense par images, images mentales chargées des couleurs et des mouvements d’un inconscient qui émerge et devient la projection d’un moi, mais d’un moi dépossédé dont on ne saura rien.

En ce sens, l’image ne montre plus ou plutôt elle ne sert pas de refuge. Elle refuse d’identifier mais appelle à la procréation (l’inverse de la reproduction) dans le temps et la durée. Cette image devient déjà archétypale et c’est en ce sens qu’elle est femme : totalité d’un monde absolu, sans extérieur, un monde sans profondeur de champ mais infini. Il n’y a plus besoin de décor. Il n’y a plus d ‘entrées ou de sorties. Tout est comme emmuré vivant. Jusqu’au presque noir d’un trait qui prolonge parfois le temps à l’infini dans un non-lieu. Ainsi l’image ne semble plus figurer sinon un univers qui n’a plus de nom et dans lequel elle perd son caractère de reflet. La solennité tient d’ailleurs un très grand rôle dans ce dispositif où le mouvement corporel qui engendre la trace semble l’objet d’un culte. Cette action-peinture, par la violence qu’elle affiche dans certaines toiles,  présentedes rites qui expriment la vénération pour l’acte accompli ou ce qu’il symbolise : à savoir le mouvement qui déplace les lignes.

Dans une sorte d’enfermement quasi schizophrénique, ce qui compte pour Badin est que la toile-vierge-mère-vénérée surgisse, en des suites d’évolution, la femme qui entraîne le mouvement même de peindre. Des conglomérats la peinture par tous ses bouts se détache du néos, elle engage au désordre féminin, privant le peintre lui-même de ses re-pères.  En ce sens chaque toile nous libère  comme elle libère l’intellect du peintre qui ne sait plus quoi penser. Chaque « pièce » en épousant le temps de sa création, en épousant la femme, déploie une rythmique étrange, sensorielle de copulation. Badin croit parvenir à une fin. Mais la fin n’est jamais épuisée. Une fois pour toutes, quelque chose suit son cours qui ne peut s’arrêter. Pas de nouveau départ mais ce continuum. De jamais. De toujours. L’immersion du peintre dans celui de la femme. Le « spectacle » ne bouge presque plus, n’a plus besoin de bouger : mouvements, actions, développements sont dépourvus de vecteurs, de but, de conduite. Ne demeure que la présomption d’un monde qui transcenderait tout cela. Nous touchons alors à l’image où tout recommence au nom de Celle qui ouvre sans cesse l’image la plus sourde, celle qui indique qu’il n’y a jamais de chemins conquis et qui nous reconduit toujours à l’Origo.