Georges Badin

La peinture de Georges Badin

Catégorie : Textes

C’est un moteur-torero-boxeur

Lorsqu’un poète se met à écrire sur un peintre, tout peut arriver. De l’emballement au déballage, il peut multiplier ses effets…Il peut en rajouter dans la couleur, creuser la profondeur, en surajouter dans la forme et paraphraser à n’en plus finir le non dit d’un peintre de toile en toile en oubliant sa peinture ! Le poète s’allume à la moindre étincelle, il doit se méfier de ce penchant incendiaire. Ce que je préfère, pour ne pas prendre ce risque, est d’écrire avec le peintre. Alors, avec Georges, je travaille en toute liberté cette écriture commune. Sa grande générosité, sa franchise des couleurs, sa carte génétique, me donnent de l’air. Avec lui, mon écriture est physique, musclée, charpentée, fébrile, véhémente au possible, emportée. Georges en est le moteur efficace. Il tient le cap, direction l’origine du geste pour l’empreinte fondamentale. Georges est aussi un boxeur. Ses coups portent au ventre et à l’œil. Au ventre de l’œil donc. Il m’entraîne à cela. À encaisser sa matière, sa manière, son caractère, sa brutalité est exigeante. De sa force motrice il muscle mon allant. Affermit mon phrasé. On en a plein la bouche de sa peinture. Ce n’est pas du sang, c’est de la peinture. Il nous demande de venir vers lui. Il se signe à chaque instant, nous excite avec quelques courbes noires et nous fait traverser des territoires peuplés de mouvances circulatoires et de vibrations. Avec quelques roses bien placés, il nous nargue comme le ferait encore un torero avec sa muleta, palette de toutes les audaces. Moteur-torero-boxeur, il nous tourne autour. Il étend son emprise. Il dôme notre vision d’un vert venu du fond de l’espace. Il le retourne pour en faire un rouge venu du fond du masque. Il crée une tension entre le paysage intime et celui que tout le monde croit connaître. On balbutie avec lui. On propose, on renvoie dans les cordes, et pour finir on se prend un uppercut au cœur. C’est dans le cœur de toutes choses qu’il faut frapper, recevoir sa couleur. Georges le sait, il vise là où ça chante, où ça brasse, où ça carbure. Il faut continuer, délier son esprit, être vif à vif. Même à terre on voit les pieds de l’aube blanche danser sur les braises.

Tiens, le poète commence à s’emballer ! Où es-tu Georges ?

Alors bondir avec le jaune et saisir la chance du bleu. Georges est un éclatant qui nous déchire de son innocence maitrisée. Il nous rattrape.

Le poète revient violemment à l’homme qui l’impressionne !

Il sait ce qu’il produit, il fait ce qu’il voit. Il voit ce qu’il veut dire. Avec Georges, la peinture est une mécanique ondulatoire, un ring de lumière, une arène de couleurs. L’œil en alerte il joue sa vie.
Joël Bastard

La peinture de Georges Badin : un élan victorieux

Un texte d’Emmanuel Merle

La tyrannie est partout. Elle est dans la peinture comme ailleurs. Cette tyrannie est presque vieille comme le monde: elle consiste à asséner imperturbablement qu’un tableau doit représenter, c’est-à-dire recopier. Si la copie est convaincante, si on reconnaît ce qu’on est censé, tous, avoir déjà vu, alors c’est bon, c’est de l’art, du vrai. Je sais bien que cette manière étroite d’envisager la peinture est monnaie courante, et que sa dénonciation même est usée jusqu’à la corde. La vieille mimésis a de beaux jours devant elle. Le plus fort est que je n’ai vraiment rien contre elle, j’adore bon nombre de tableaux figuratifs: en fait il faudrait être soi-même tyrannique pour nier leur beauté, et surtout leur sincère lucidité.
Mais Georges Badin ne fait plus de peinture figurative, au sens étroit du terme. Qu’il ne représente rien est une autre question…J’estime au contraire qu’il s’agit d’une pleine représentation.
Combien de temps faut-il pour faire un tableau? Y a-t-il une limite en deçà de laquelle on va décider que la quantité d’heures n’est pas suffisante pour que ce soit une œuvre sérieuse? Aussi bien combien de temps faut-il pour écrire un poème? 10 minutes, 10 jours, 10 ans? J’ai 55 ans, et j’affirme que mon dernier poème m’a pris exactement 55 ans pour que j’en sois à peu près satisfait, c’est-à-dire pour que je n’aie pas l’impression de le trahir. Le moment du geste, en peinture, est la partie immergée de l’iceberg, c’est l’aboutissement d’une pratique longue et intense.
Georges Badin pratique la couleur. Longuement, intensément. Une couleur d’une luminosité comme on en voit peu. La couleur de Georges Badin, on ne promène pas son regard dessus, en fait on pourrait presque disparaître dans son éclat.
Cette plongée immédiate dans la couleur primitive, c’est la première évidence de l’art de Georges Badin.

Mais il est d’autres contrées dans cette peinture. Plus cachées cette fois. Oui, il y a une selva oscura dans cette luxuriance colorée…Je ne peux pas croire un seul instant que le peintre se satisfasse du portrait optimiste et naïf qu’on peut faire de lui. D’ailleurs prenons garde! Optimisme et naïveté sont également intrinsèques à cette peinture, c’est une partie évidente de sa gloire… Mais comment peut-on penser que le chemin pour y parvenir soit d’une lumineuse facilité? Non, le chemin vers le simple est au contraire particulièrement ardu. Il est même douloureux.
Que sont ces croix qui segmentent avec régularité tout ou partie des tableaux de Georges Badin? Que signifient-elles? Comment les incorpore-t-on dans l’émotion ressentie face à la couleur qu’elles viennent en quelque sorte barrer, aussi colorées soient-elles elles-mêmes? Je ressens pour ma part comme un paradoxe lorsque je les vois: barrent-elles mon regard? L’aident-elles au contraire à délimiter, à baliser un espace sans elles trop chaotique? Elles sont une dialectique à mon sens. Une croisée tout d’abord, c’est-à-dire une fenêtre à travers laquelle certes on peut voir mais une fenêtre néanmoins fermée, un empêchement, une impossibilité, la négation de l’immédiateté qu’on croyait tout-à-l’heure si facile; en bref le constat sans appel de l’impossibilité de dire le monde dans sa nudité, dans sa présence authentique. La croisée? Un désespoir, presque l’aveu d’un renoncement.
Mais tout aussitôt, simultanément, et c’est ce qui fait – ce conflit d’interprétation – toute l’humanité de la peinture de Georges Badin, tout aussitôt donc une liberté, un oiseau. Un envol et une libération. Le peintre est le creuset de cette double postulation. A quoi reconnaît-on un art véritable? Justement à cette constante balance, charnellement vécue, entre rêve ( un fol espoir) et lucidité (la « réalité rugueuse » de Rimbaud): l’être humain, s’il est conscient, sait la perte irrémédiable à laquelle la vie oblige lorsque il n’est plus possible à l’adulte de convoquer le réel plein, mais il reste aussi habité par l’espérance car il ne peut s’empêcher de rêver. Cette croisée sur le tableau de Badin? Un rêve qui se sait un rêve.
Un livre pauvre que j’ai sous les yeux montre le bleu du ciel traversé par un oiseau blanc stylisé par une croix. Cette croix est en réalité faite de deux bouts de cordelette collés sur la peinture. L’oiseau et la corde. La liberté, l’enfermement.
Autre contrée: les tableaux de Georges Badin contiennent une écriture, des signes plus que des mots, une signature peut-être mais indéchiffrable, et qui ne se cantonne pas à l’emplacement habituel. Des graffiti? Plutôt une griffure. Un complément à la peinture ou un accroc? J’y vois, ai-je raison, une impulsion, un désir de vocable inachevé mais qui témoigne du goût du peintre pour les mots, de son amour même pour eux à l’aune de la déception qu’ils ne manquent jamais de provoquer chez ceux qui les emploient, ou voudraient les employer, pour dire la vie et le monde. Georges Badin, par cette griffure, par ces traits qui parfois courent sur toute la surface, parvient à lier d’une certaine façon les éléments du tableau, à les raccommoder (un texte est un tissu), mais j’ai l’impression qu’ils lui échappent autant qu’il les contrôle. Le langage ne peut pas dire le monde, il fait écran (la poésie ne tente-t-elle pas elle aussi de lutter contre cet arbitraire?), la peinture est plus immédiate. Oui, ces vocables sont des fils encore conducteurs d’une énergie, à défaut d’une signification, ils indiquent un sens, à défaut souvent d’en avoir un.
Et cette impulsion que je soulignais plus haut est celle de la main. Comme la couleur et la forme sont celles du corps. Couleurs-émotions et formes inachevées: on ne bride pas l’élan physique. Au-delà du concept qui referme sur soi, cette peinture est un hymne à la finitude, au sens où elle n’oublie jamais qu’elle émane d’une unité physique et mentale. Gestes créateurs et toujours en train de s’accomplir, ceux du peintre ne peuvent donc être contenus.
Au total énergie brute.
Cherchant le monde, désirant « [ouvrir] cette porte où [il] frappe en pleurant », à l’instar du « Voyageur » d’Apollinaire, Georges Badin, orphelin de sa propre enfance, comme tous nous le sommes, finalement exulte.
C’est bien vrai qu’on peut dire avec Yves Bonnefoy que « l’imperfection est la cime ». Cette peinture qui me rend plus sensible et plus humain, par sa tension permanente, par l’espoir lucide qu’elle sait dans l’instant faire partager, me rend aussi plus confiant et plus fort.
Emmanuel Merle

André Eulry : du refus à l’amour, une « inquiétude intrépide »

« Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. A te regarder ils s’habitueront. » (Char)
Il lisait à haute voix les exigences du poète, s’arrêtait aux impératifs vivants au début de chaque proposition, ce qui le menait à des lieux de ciel et de terre, de mousse et d’écorce, de branches et de feuilles, de cailloux et d’eau en marche. Il ajoutait l’aube et ses débuts : le bleu en permanence, le jaune venant de la mer. Il savait, ce poète-peintre, qu’elle ne disparaîtrait pas, cette lumière, puisque chaque matin elle serait de retour, face à lui et dans ses toiles. André qui a déjà agi dans sa lecture du poète est placé devant cette profusion. Le chemin qu’il emprunte, jaune et bordé d’herbes vertes, odorantes, avec à droite des pierres et des feuilles qui sont des voûtes, atteint la rayure bleue du ciel, inscrite sur les toiles déjà presque réalisées.
Modèles : à quel moment ce mot qui veut des éparpillements était-il né pour lui ? Très tôt le matin il l’évitait. Seule cette attente semblait faire surgir une cohérence, de même nature, de même couleur qu’à la fin du jour. André à la rivière avait un seul repère et s’il restait passif le modèle qu’il avait devant lui, l’assaillant, l’égarait en quelque sorte par un réalisme naïf. Chez lui, dans cette maison ouverte sur les arbres et sur les montagnes du matin, revenaient aussi d’autres modèles : Hélène la pourvoyeuse et les enfants qui l’accompagnaient. Troubles et présences mêlés lorsque le désir était si fort , celui surtout de ne pas s’arrêter, de ne pas s’attribuer une victoire pourtant approchée mais remise devant soi comme une pierre jetée. Copier, ce verbe inactif, lui était étranger. Il ne voulait pas, devant le surgissement du « grand réel »un résumé, une perte sans retour, une explication vaine mais plutôt ce que j’entendais ou voyais sur ces peintures, c’était : approches, épanchements, sensation – bienfaisante – d’être cerné, continuer pour ne pas se perdre, ne pas éviter les manques, mais les détourner. Je savais que j’ajouterais d’autres mots qu’il me donnerait.
Souvent quand je croisais André, une multitude de personnes se pressaient à son écoute – le savait-il ? J’étais toujours prêt à l’entendre converser avec les autres, tant l’envie qui le poussait à les regarder agir, était sa seule pensée et on songeait à un passé religieux et au désir de rivaliser avec Dieu, sans peur et sans bouclier, sinon de s’approcher du Créateur, peut-être même d’avoir aussi son chemin de croix et des haltes dans les jardins des oliviers.
Si Char a employé le verbe « s’habituer », c’est qu’il évoque à chaque rencontre un temps très court, donc il interroge incessamment. André Eulry vivait ainsi les choses.
« Le peintre apporte son corps » (Paul Valéry). A partir de cet énoncé à compléter, qui peut recevoir les suggestions, les formes malléables, et s’il y a une ébauche de corps dans le lointain, est-ce le corps de celui qui a dessiné dont on distingue difficilement les détails, ou si le peintre est penché sur l’eau, on ne sait pas si c’est son propre corps qu’il interprète, qu’il fait varier. Je me souviens d’une peinture de 2 ou 3 cm qu’Eulry m’avait donnée et je lui avais dit sa grandeur : les deux formes de couleur – jaune et rouge – se faisaient face, semblables en cela à la voix de la chanteuse et du violoncelle qui la suit sans jamais la rejoindre chez Bach. J’ai su que le regard que le peintre posait sur les choses, par exemple le tronc du chêne-liège, rouge sans liège, rejoignait les corps qu’il aimait pour ne pas s’arrêter de dire où il était, ce qu’il faisait, pourquoi il s’exposait.
« Le don de plaire » cher à Baudelaire ne le quittait pas même s’il n’était pas en train de travailler, rejoignant Braque lorsque celui-ci s’inquiétait de la perte de l’ardeur au profit du talent. L’ardeur suppose un feu qui ne décline pas, ce serait aussi être regardé, être lu, presque être aimé, le talent ne serait qu’une bouée de sauvage sans efficacité.
L’attente, l’oubli, l’une comme l’autre participent à un état avec ses durées, ses soubresauts, ses arrêts. On pourrait improviser. Ce qui se voyait chez le peintre, c’est qu’il était maître de ses attentes, des oublis imprévisibles, dispositions qui pouvaient se lire quand il vous disait : je vais à la rivière ou je suis dans mon atelier. C’était du temps dont les angles étaient divers mais on savait qu’il en résulterait des notes et souvent même des toiles inattendues. L’attente : son alliée. L’oubli : sa défense.
Il allait souvent à la rivière, à quelques kilomètres de chez lui, toujours la même, appelée la Passagère. La main à la portée des couleurs. Chassant toute pensée sans obstination. Il suffisait qu’il se penchât sur l’eau et ses mouvements pour tracer déjà le rectangle. L’écart entre le sable et la brindille de bois sur le carnet était immobile, faisait seul le lien entre sa vision et son dessin. J’entendais les phrases qu’il me disait : «  J’aime ces moments-là où le sujet m’est donné, et plus tard à chaque retour il me fuit, il déserte, seul demeure ce qui a été désirable. »
Il reste souvent, des jours durant, dans un temps indécis, dont la lenteur ne se laisse pas mesurer et s’il se souvient du poème de Baudelaire l’Heautontimoroumenos, il se trouve, selon les paroles propres à l’Opinion, plus que victime, dépossédé de tout zèle, d’initiatives tandis que sur l’autre face qui lui apparaît plus douce, il est celui qui agit. Un jésuite civil, se disant peintre, affirme qu’il ferait mieux de s’occuper de ses enfants et chaque fois qu’il rencontre André, il ne le questionne pas sur ses jours de peinture, ses heures de dessin, alors qu’il va répétant qu’on reconnaît de loin ses propres toiles noires, comme une robe maternelle qu’il revêt avec des yeux ressemblant étrangement à sa mère la plus familière, la plus proche, la moins disparue.
« Les jours s’en vont, je demeure ». De là on peut ajouter ce conseil qui donne du courage : « Ne t’attache pas à l’ornière des résultats ». Deux poètes se rencontrent dans le langage et s’opposent à toute soumission. En effet il y a des certitudes lorsqu’on parle qui ne sont vraies que lorsqu’on les reprend dans l’écriture. André savait cela lorsqu’il parlait bruyamment à d’autres, après s’être assis face à la personne qui le suivra peut-être sans répondre, subjuguée qu’elle sera par cette volonté de persuasion qu’il sait pourtant éphémère. Dispersion de paroles contre un ordre qui n’était plus le sien. Dira-t-on que cette parole éparpillée lui donnait autant de vues, de sentiers pour son aventure de peinture ?
Six morceaux de piano courts que Beethoven intitule « Bagatelles », des quatuors à cordes, des sonates, Bach très souvent. Le visage est attentif, les yeux semblent dirigés vers une ouverture bleue, que les rideaux de l’atelier adoucissent. Je pense alors à un mot qui me traverse, éclaire et sûrement l’éclaire : la dette envers ces maîtres qu’il ne peut saisir mais qui le porte au moment même où il les écoute .

Avait-il accès aux traits d’union unissant peinture et monde, elle et lui si peu distants ? Et s’il y avait un écart qui pourrait être dit entre eux, il lui fallait attendre pour qu’ils soient face à face sans animosité, ne pouvant pas jouer avec les bras comme le chef d’orchestre, si juste pourtant avec ses courbes, ses aplats, ses élévations, ses silences.
Que disaient les feuilles du peuplier jaunies dans le luisant du vert ? Sûrement elles proposaient à l’eau au pied de l’arbre que la couleur ne disparaisse pas sur l’eau bleue.
« Oui, dit-il, je te nomme, hésitation/ Qu’a eue ce martinet prenant son vol, / Qu’a-t-il vu qui le tint comme suspendu/ Un instant dans le cri de tous les autres ? Je veux te dénommer pour me souvenir. » (Yves Bonnefoy, Raturer outre).
Si peu de matière à la portée du peintre, qu’il ne peut pas l’éparpiller : ‘elle se dissoudrait disparaîtrait. Mais elle rejoint le martinet du poète et l’eau de la rivière sur laquelle le peintre se penche pour nommer sur le papier les brindilles et les pierres qui se font face, pour finalement se nommer et laisser leur part de mystère à l’intention de ceux qui regarderont. Le peintre aurait souvent dit « hésitation » sans qu’on l’entende mais elle se voyait dans le temps, comme suspendu, des instants qu’il invitait à voir, à entendre, à comprendre, à aimer.
S’il foulait aux pieds les usages de la politesse, chaque jour, le glaive qui la transperçait était son rire haut et le regard qu’il portait ensuite sur les copies déjà corrigées des élèves, posées sur la grande table, disait : c’est pour les enfants, domaine du secret.
Les bien-pensants, si peu courageux sans jamais être bienveillants, lui faisaient tourner le dos. Alors que le jour se levait à peine , deux couleurs l’attiraient, le jaune et le bleu, le premier de source éphémère, le deuxième qui l’emporterait comme le rire des enfants quand ils s’éveillent.
Je ne tiens pas André prisonnier dans « Je ne suis qu’un cri » , la chanson de Ferrat. Et pourtant il se serait arrêté, ému peut-être par elle, ne rejetant pas cette lueur vite éteinte, je savais bien que ce à quoi il croyait chaque jour faisait de sa sensibilité « une amorce et un bouclier « . Mais non, un bouclier, sûrement pas : il aimait trop être à découvert, même face à l’ennemi qui broyait du noir dans sa vie et dans son « œuvre » comme il disait sans raison
Cette franchise (une générosité aussi) que la rareté secourait, affermissait par cette lumière dont le mot revenait souvent dans nos conversations, alors que je la plaçais semblable à celle de Madeleine qui veillait de Georges de la Tour, rendait le visage hors du temps, cette franchise ne se perdait pas dans ses peintures.
Sa rare franchise (sa générosité aussi) lui donnait vigueur et force, ne se perdait pas dans sa peinture et cette lumière – le mot revenait souvent dans nos propos – que je rapprochais de celle de Madeleine qui veillait de Georges de la Tour, plaçait son visage hors du temps.
Il avait tout au début de son séjour à Céret un assaillant, petit homme à la vie minuscule avec ces mots : « Il ferait mieux de s’occuper de ses enfants. » Il fut atteint par ce mal sans courage mais vite il ne pensa plus à ce stéréotype.
« Je ne suis que moi-même » écrit Romain Gary. Et s’il voulait sortir de lui, après de petits calculs, l’assaillant d’André marchait d’un pas mesuré, parcourait à la même heure en fin d’après-midi le boulevard, avait cette figure impassible qui attendait l’approbation sans que cela parût et avant de tremper son pinceau dans le noir pour que se perde la blancheur de la toile, il savait déjà à qui la montrer : un alter ego qui l’approuverait. André n’était pas dans ces ruses. Il disait : ça va finir et s’il était alors dans l’inachèvement, il multipliait les dessins sur des feuilles aux formats variés pour compléter toujours ce manque, cette perte qu’il remarquait dans chacun d’eux.
De « nouveaux arrivants », nombreux, vont sortir de l’ombre le travail d’André Eulry avec le désir de retenir l’éclat par le regard, sans toutefois parvenir à la possession – peintures, dessins tenus vivants dans « la chaleur vacante » du poète André du Bouchet.

Georges Badin

Chambre vide par Dominique Sampiero et Georges Badin

Chambre vide
chambre vide J’ai usé le vide entre mes mains, mot à mot comme on efface un visage, jouant à mourir au plus près des ombres qui vont et viennent autour du souffle et qu’on ne regarde plus à force, l’ombre des arbres, l’ombre de l’ombre, l’ombre des maisons, l’ombre invisible de l’orage quand un voisin me parle de sa femme par-dessus la haie, celle qui a tout quitté, un soir, gommant un à un le nom de ses enfants de sa mémoire, j’ai usé le contour des phrases pour rendre le poème plus creux, plus vaste, serrant entre mes mains les livres comme des frères, m’endormant chaque nuit avec un titre à mes côtés, une présence de papier, un souffle blanc silencieux, épaule de neige dont le rêve dépose des flocons sous mes paupières, figeant ma salive sur des baisers de brume et d’étang.

Abusant du ciel, je n’ai rien fait qu’apprivoiser ma fièvre et le mouvement de la nuit dans mon sang, apprendre à regarder en face l’invisible et le vide qu’il ouvre parfois dans l’immobilité de l’air, suppliant l’âme de frôler mes lèvres pour incurver ma bouche dans le langage nocturne, faire scintiller mes consonnes, m’ouvrir les yeux à cette sévérité de la chair devenue lumineuse.

J’ai su que marcher, aimer sur terre à chaque seconde rassemblerait les vivants et les morts autour d’un même trouble, celui de la présence ou de l’absence, onde de choc secrète que certains nomment Dieu, d’autres la vacuité, et que la plupart tuent doucement dans leur désir, effaçant le parfum subtil de l’éternité dans l’odeur des jouissances.

J’ai répété mes limites à voix haute, effaçant mes contours dans la vibration des phrases qui n’en finissent pas de ricocher sur un lieu inconnu dont l’écho me révèle l’existence, là-bas, entre mes yeux et la poussière de mon lit, là-bas, d’où personne ne revient jamais, là-bas, où les mères transforment l’œuf en ce qui deviendra nos bras, nos jambes, notre âme.

J’ai tout perdu, un geste à la fois, et même le sens des phrases, dans un bégaiement entièrement soumis à cette disparition, épelant mot à mot le long mouvement de la lettre écrite aux quatre murs de ma vie.

J’ai senti qu’être ici n’en finissait pas de se perdre, de se retrouver, usant la lumière de mes yeux sur le papier plié en quatre, reprenant tout à chaque fois par le début, enfant insoumis à toutes les règles sauf celle de la blessure.

J’ai renoncé à dire je, l’écrivant sous une forme tombée du ciel sur la ligne, gonflé d’éclairs, de nuages, de pluies diluviennes et chuchotantes, étreinte avec le rien, le minuscule et le dérisoire, un je à perte de vue, autant précis qu’incertain, petite armoire pour penser l’au-delà, cercueil du moi flottant dans la descente vers la nuit scintillante.

J’ai accepté qu’autre chose se murmure autrement, privé de la décision qui assemble la main et l’âme, recopiant tel un forcené l’incantation, convaincu d’avancer dans un espace où parler est comme donner la vie, la reprendre et j’ai compris que vivre cherchait un épuisement, un abandon tendre à l’usure, un oui je vais partir sans aucune résistance, m’abandonnant à la fonte des neiges sur le bouffant, au soupir de la pluie sous la terre et à la pure présence de s’effacer entre les mains des amants qui, se caressant, frôlent leur mort, inconscients rejoindre le contour des âmes quand elles quittent le corps.

Et si jouir et mourir se touchent pourquoi faire comme si résister nous protégeait d’atteindre ce dernier souffle sorti de nos lèvres aimantes ?

J’ai appris à dire je jusqu’au vertige, son effacement, armure blanche, transparente et friable, geste entre moi et moi encore, multipliant à l’infini l’écho d’être au monde, embrassant le tout ce qui me quitte et se détache pour vivre ailleurs, souffle, enfant, mot et phrase, salive ou graine. De quelle absence ma pleine conscience se gorge, radieuse comme un fruit mûr ?

Les yeux ouverts, je ne vois plus ce que les autres me décrivent, les mots tombent en poussière, le texte a vidé mon regard de ses pensées d’iris et de pupilles et ce calme plat à la surface de la nuit est la seule présence possible ; je laisse en suspens le point final, le désir de la chute et ce doux bruissement du livre qu’on referme.

J’ai choisi de m’effondrer comme une maison dans la ruine de son repos, laissant ronces et orties décider du rythme de mon usure puis de mon recouvrement.

Ce qu’un mot tendre nomme sommeil vacille comme une flamme derrière mon front, complice du glissement de toutes les nuits sur mon corps.

J’attends celle qui me recouvrira de sa chair nue et chaude, poussant la porte de ma chambre par surprise pour me cambrer en elle et ne plus jamais fuir.

Dominique Sampiero

Pour Georges Badin par Max Fullenbaum

Il y a une étymologie du geste comme il ya une étymologie du mot. Et le geste est un palimpseste du mot, le mot est un palimpseste du geste. Ce que j’ai à dire se vide dans le recouvrement du geste par le mot, du mot par le geste et cet aboutissement est, sera absence d’un geste submergé, absence d’un mot non prononcé dans la persistance d’un silence dont le mutisme enrichit la durée. Le silence est ce vide habité par la transparence d’un souvenir mobile et immobile.
Si la toile est blanche, elle n’est pas vierge mais peuplée dans ses fibres d’intervalles d’ancrage qui font la chaîne pour parvenir à ce silence d’autant plus espacé qu’il remonte le temps , qu’il revient en arrière et donne à vivre un historique.
La rétroactivité de ce silence déclenche une vie en écho où rebondit le moi, l’émoi de l’autre. Le cœur bat le chronomètre à rebours et arpente les secondes à venir avec l’espérance d’un passé vécu au rythme accéléré de pulsations que le temps couve sous son poignet.
En ce qui s’émeut se meut dans ce qui se meurt.
En Silence

MAX FULLENBAUM

Le devenir de Georges Badin par Max Fullenbaum

En entrant dans l’œuvre de Georges Badin, m’est revenue une définition du tableau que je n’ai jamais oubliée.
La voici : « tableau, mots jamais dits que le peintre a trouvés et qu’il recouvre de peinture pour ne pas les nommer. »
Plus que le mot découverte, me disais-je, qui fait la notoriété de certains, le sésame des chemins solitaires ne serait-il pas la redécouverte,non-mot se devant, par vocation, d’être absent du dictionnaire ?
En effet, si le mot jamais dit n’était pas recouvert par un médium qui en soutire le suc, il cesserait immédiatement d’être tableau puisqu’il serait lu et que sa compréhension conviviale et unanime annulerait l’inexpérience en cours, en train de se faire. La peinture est un vocabulaire liquide qui inonde le sens littéral de luxuriance ou de désolation plastique, ou si on préfère une métaphore, la peinture est une essence qui embue l’œil imbu, celui qui lit, celui qui pense, en bref l’œil usé par un concordat, pour dégager l’œil vierge qui voit la première fois.
Telle fut la démarche, la marche en-dehors, de Georges Badin depuis ses Textructions des années 70 ; il a su montrer.
Montrer quoi ? Une inexpérience en train de se faire ou plutôt une inexpérience en train de se vivre.
Ce qui ne signifie point que Georges Badin ne s’est pas appuyé sur une solide expérience , plastique et littéraire, mais l’expérience est sociale tandis que l’inexpérience est individuelle. Sans le premier homme lui apportant l’inexpérience de sa première vie, l’expérience acquise par les générations se fige en un académisme mortel. L’inexpérience apporte la vie et avec la vie, la dissidence, le désordre fondamental.
Au tableau domestique paralysé par un châssis, par ses dogmes et par un mur, Georges Badin va opposer, avec ceux de support-surface, l’œuvre nomade en partance, l’œuvre portable, pliée car les plis sont des rides, foulée parce que la vie est mouvement, peinte des deux côtés parce qu’il n’y a pas d’endroit sans envers, fragmentée parce que le temps devient durée quand on capte l’entre-deux par la simultanéité des visions.
Il s’agit pour Georges Badin de substituer à l’être.
Il suffit de regarder Georges Badin peindre, allongé sur un drap signifiant. C’est un corps à corps, il fait le lit de l’amour, et les couleurs qu’il applique ne sont pas tant méditerranéennes que des couleurs vives, d’ailleurs elles sont liquides, elles enfantent des ouvertures, des couvertures.
Des couvertures… La mort en rouge et noir n’est jamais éloignée du drap car la première vie d’un homme se termine toujours par sa seconde mort.
« Pas de temps mort sur le sable blond de l’arène… » (1)
Oui, que du temps vivant sur la toile-corrida, inscrit jusqu’au bout de soi en couleurs affrontées…
«Pas de pauses. Pas de répit. Pas de négociations. Pas de querelles. » (2)
Car l’inexpérience vécue fondera, tôt ou tard, l’expérience modifiée : n’est plus le même, aujourd’hui, le châssis revenu qui n’en est pas revenu d’avoir pu disparaître.

(1) Georges Badin (extrait de Sur la tauromachie ou la corrida considérée comme l’inverse d’une installation)
(2) Georges Badin

MAX FULLENBAUM

Nuidité de la lumière Jean-Gabriel Cosculluela à Georges Badin

Le peintre part de rien. Ou presque. Dans l’étrange familier (1) de la peinture.

Il part de rien, sans rien oublier,  sans oublier le vertige, le manque de voir possible devant la lumière, la joie.

                                              Je crois qu’il n’y a pas de lumière en ce monde
                                                                     sinon ce monde
                                                        Et je crois que la lumière est (2)
 

Depuis longtemps et souvent,  il quitte les mots pour les couleurs, le visible comme l’invisible, il marche avec les couleurs, leur dissémination, il laisse les sandales comme sur un chemin blanc dans la montagne, près d’un torrent, mais une page au fond ou au bord ce n’est  pas comme, il sait que la lumière est, dans l’éclat soudain, où même l’ombre brûle.

Le peintre peint la vie au moment de la lumière la plus vive ou de la moindre lumière.

Sur la page,  il tire la lumière, il tire les couleurs avec le feu, l’air, la terre ou l’eau.
Les couleurs élèvent, évident, creusent, fuguent. Elles écoutent le blanc près de rien: il y a des strettes de couleurs seules et non seules dans le blanc.

Où va la lumière ?

Les couleurs poussent le livre vers ses limites: elles y rôdent, fugueuses et nodales.
Le peintre va vivement sur la page et se perd au bord de la page: les couleurs sont tracées et s’effacent aussi en allant vers le bord.

La lumière est l’air des couleurs de s’en aller dans le blanc: elles  gardent le blanc et elles le dénouent dans le vide.

Les couleurs apparaissent et disparaissent dans le blanc. Dans un instant immédiat, le peintre va vivement dans le livre et vers ses limites:  il exalte la nudité du vide (3). Le peintre s’en va avec les couleurs, il fait de l’erre dans la lumière. Il peint et perd les couleurs sur leur fin. Dans la nudité de la lumière.

                                                     Et dans cette lumière tu es présent;
                                                          mais je ne sais pas où tu es,
                                                     je ne sais pas où est la lumière.(4)

Le peintre revient à l’inconnu sans oublier le vertige, le manque de voir possible devant la lumière, la joie. Avec la peinture, il lui revient de peindre jusqu’où perdre les couleurs, jusqu’où voir , de mettre en demeure les couleurs d’apparaître et de disparaître dans la page, dans le livre; les couleurs passent la page.

Le peintre est là, il met les couleurs en demeure d’attendre sans retard la lumière et quelques mots.

Le livre pauvre, encore, comment l’imaginer avec les yeux et les mains ?

© Jean-Gabriel Cosculluela, septembre 2011 – mars 2012

(1) Sigmund Freud
(2) George Oppen
(3) Jacques Dupin
(4) Juan Ramon Jimenez
(5) Jean-Gabriel Cosculluela

Ce texte fait l’objet d’un livre d’artiste aux éditions Mémoires / Eric Coisel avec des peintures originales de Georges Badin.

Le petit interview intempestif de : Georges Badin par Jean-Paul Gavard-Perret

Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
L’hiver, ce qui me fait me lever, c’est le réveil : 6 heures ou 6 heures et demie. « Du mécanique plaqué sur du vivant ».  Le printemps comme l’été, c’est le tilleul face à la fenêtre de la chambre et tous les apports de lumière, de couleur, de feuilles et de branches qui m’assistent. Longtemps ce furent deux couleurs dans le ciel, le bleu et le jaune et dans ce temps suspendu qu’elles me proposaient, j’aurais pu déjà emprunter le titre de Bonnefoy « La Beauté dès le premier jour ». Et cette nudité là, à toi, la couleur émouvante, aussi longtemps que durent l’été, son feu.

Que sont devenus vos rêves d’enfant ?
Si on lit mes textes ou si on regarde mes peintures sur de nombreux supports, on se dira que je n’ai eu aucun « rêve d’enfant » mais des passages dans des lieux : le jardin, la serre, le bassin, le magnolia dont les fleurs blanches ornaient presque la fenêtre. Ces lieux sont devenus autant de moments de peinture et de dessin : du temps retrouvé. Il y eut aussi un espace plus grand, « La Clapère », quatre -vingt hectares avec la rivière, le gouffre, ses rochers, ses collines : Eros était de ces fêtes.

A quoi avez-vous renoncé ?
Je n’ai jamais employé ce verbe « renoncer » qui sévirait si par hasard je voyais sa faux comme la mort a la sienne. Si j’écris « Je n’ai jamais renoncé à quoi que ce soit »,  je ne dis pas la vérité. J’ai appris peu à peu, en marchant dans la rivière sur des kilomètres, que je ne renoncerai ni dans l’écriture ni dans la peinture à noter tout d’elle : son parcours, sa noirceur éclatante, sa disparition. Il y aurait encore cette voûte, céleste ou pas, au-dessus de toutes les présences, odeurs, images ou cris, oiseaux. Je m’approche, en rêve, de Michel-Ange qui, par la tache violette, son manteau, était, sur le plafond de la chapelle Sixtine, rival du « Dieu hargneux » selon Stendhal et pour moi je tente d’être au ciel et sur terre, autant de haltes qui seront retenues.
Ce qui m’étonne, c’est, dans les corridas par dizaines, de ne pas avoir succombé – mort dans l’après-midi – aux cornes du taureau depuis le temps que derrière la barrière, j’observe, je prends la cape.

D’où venez-vous ?
Je vais ajouter  à cette interrogation un nom pour moi souverain : le lieu. Je n’ai pas besoin d’y revenir. Les textes qui sont sur mon site le nomment, le parcourent, ne répondant jamais, et c’est un bienfait, à toutes ses questions.

 Qu’avez vous dû « plaquer » pour votre travail ?
Je n’emploie pas non plus ce verbe « plaquer » qui pourtant a des attraits : la plaque d’entrée dans tous mes paradis.

Qu’est-ce qui vous distingue des autres artistes ?
De quels « autres » artistes s’agit-il ? Ce n’est pas à moi à donner des noms. Je les laisse dormir, somnoler pour certains, ceux ou celles qui ont réponse à tout ou seulement ceux ou celles qui ont sur leur palette une seule direction ou formule. Je voudrais donner des noms, dire ce qui nous sépare, déjà une bande de terre noire infranchissable : ce serait éclairer quelques secondes des vies minuscules.

Où travaillez vous et comment ?
Dehors et dedans.

Quelles musiques écoutez-vous en travaillant ?
Des lieder de Schubert je retiens ce que lui veut nous faire entendre, indéfiniment presque, comme si l’insistance devait se transformer en prière, en empressement. Une descente comme par un chemin de montagne, sur lequel les pas vibreraient comme des notes. Si je dis « histoire », Robert Schumann complète, prend l’amour comme fil d’Ariane. J’en sors, après qu’il a été présent dans tous ses visages d’amoureux, prêt à des affrontements de même nature sur les pages du carnet puis sur les toiles.

Quel est le livre que vous aimez relire ?
« Lettera amorosa », Char, l’été, la chaleur contre nous.

Quelles taches ménagères vous rebutent le plus ?
Le repassage.

Quels sont les artistes dont vous vous sentez le plus proche ?
Aujourd’hui « Le jardin » dans Raturer outre (Yves Bonnefoy) dévide, parcourt ce que j’avais près de moi dans le jardin  d’alors : « puisque un enfant / Tire de l’eau dans un bassin de pierre, / Pour effrayer au fond quelques insectes. » Les ronds qui couvrent la toile, chacun d’eux bleu comme l’eau, tour à tour m’éloignent et me rapprochent de ce bassin.

 Qu’aimeriez-vous recevoir pour votre anniversaire ?
D’abord je raie allègrement le mot « anniversaire » chaque année avec le plus de rage, de calme quelquefois, de la volupté surtout et si Zeus m’exauçait je lui demanderais de biffer plusieurs dizaines d’années de mon âge.

Que défendez-vous ?
Je suis sans défense et j’attaque.

Que vous inspire la phrase de Lacan : « L’Amour c’est donner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas »?
Oui, Lacan rêve d’un dénuement – femme ou homme sans vêtements – pour être souverain parmi eux et divin face au divan.

L’hortensia

IMG_3039L’Hortensia

Le mur gris dans sa faiblesse sépare le jardin où autrefois le magnolia au tronc comme une cheminée donnait à la fenêtre du deuxième étage ses fleurs ouvertes, langues blanches. Heureusement sur la toile le jaune d’or solaire sert de parabole à l’hortensia peint, où les couleurs,  du rose vif à la pâleur de la joue qui ment, au vert des feuilles  – et c’est un fait d’armes presque – toile déjà en attente dans la porte-fenêtre. Devant l’hortensia extasié – le peintre.
Georges Badin
9 janvier 2013

Dans la fenêtre du matin

I

L’Hortensia explose
Comme une bombe de feu
Rose

Vitre soufflée pourrai-je encore
Mettre ma joue chaude
Contre ta paroi de verre

Quels bons visages
Clowns vêtus de bleu
Et princes de contes de fées

Et grande la mer dorée
Qui tourne et retourne
Les vagues acrobates

II

L’Hortensia
Que j’écris maintenant
S’est répandu
Dans  les fibres
De la toile
Sans le titre
L’Hortensia serait
Partout
Invisible
Et indivisible
Tout a été fixé
Par  brosses ou pinceaux
Et pourtant
L’Hortensia
S’évapore

III
Et dans ses dessous
Encore offerte
Toute la toile
Tourne comme la corbeille
Chargée des fruits de l’automne
Rehaussés de transparences
D’ambre  de raisins blancs et  de miel durci

L. Giraudo

Ecrire le regard : Georges Badin par Christian Perrier

« Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir.. . » dit Rimbaud dans « Le Bateau ivre ». C’est une parole que l’on prêterait volontiers à Georges Badin : quand on regarde une de ses toiles, on n’en croit d’abord pas ses yeux. Un éclat fulgurant de la couleur jaillit sans ménagement. Des formes avides de briser leurs propres limites nous parlent d’un monde qu’on ne croit plus possible, auquel on a trop tôt renoncé; ivresse dionysiaque des anciens temps; bannières à tue-tête d’une impossible extase.

Impossible. L’apparition fugace, les splendeurs entrevues sont sans cesse menacées du chaos. Si les formes parfois se laissent capter par la lisibilité vacillante d’une figure imprégnée de légende (corps fantasmé, colline tutélaire, fleurs mythiques, rituel ancestral … ) c’est pour être aussitôt menacées d’engloutissement par la prégnance dévorante d’une texture fébrile. Badin entretient avec l’image un rapport analogue à celui du torero avec la bête : l’approcher pour la détruire, la frôler pour aussitôt la fuir; ballet incessant de la présence et de l’absence. De cette course qui va du manque au trop-plein, la toile est la mémoire : passages, macules, imprégnations, griffures scripturales inscrivent dans l’espace et le temps la danse du faune et les aléas de sa quête. Alors « ce que l’homme a cru voir » s’inscrit sur la chair maintes fois visitée de la toile : la béance du désir, la figure et son doute, vision désormais pérenne d’une illusion avérée.

C. Perrier mai 2000