Chambre vide par Dominique Sampiero et Georges Badin

by b

Chambre vide
chambre vide J’ai usé le vide entre mes mains, mot à mot comme on efface un visage, jouant à mourir au plus près des ombres qui vont et viennent autour du souffle et qu’on ne regarde plus à force, l’ombre des arbres, l’ombre de l’ombre, l’ombre des maisons, l’ombre invisible de l’orage quand un voisin me parle de sa femme par-dessus la haie, celle qui a tout quitté, un soir, gommant un à un le nom de ses enfants de sa mémoire, j’ai usé le contour des phrases pour rendre le poème plus creux, plus vaste, serrant entre mes mains les livres comme des frères, m’endormant chaque nuit avec un titre à mes côtés, une présence de papier, un souffle blanc silencieux, épaule de neige dont le rêve dépose des flocons sous mes paupières, figeant ma salive sur des baisers de brume et d’étang.

Abusant du ciel, je n’ai rien fait qu’apprivoiser ma fièvre et le mouvement de la nuit dans mon sang, apprendre à regarder en face l’invisible et le vide qu’il ouvre parfois dans l’immobilité de l’air, suppliant l’âme de frôler mes lèvres pour incurver ma bouche dans le langage nocturne, faire scintiller mes consonnes, m’ouvrir les yeux à cette sévérité de la chair devenue lumineuse.

J’ai su que marcher, aimer sur terre à chaque seconde rassemblerait les vivants et les morts autour d’un même trouble, celui de la présence ou de l’absence, onde de choc secrète que certains nomment Dieu, d’autres la vacuité, et que la plupart tuent doucement dans leur désir, effaçant le parfum subtil de l’éternité dans l’odeur des jouissances.

J’ai répété mes limites à voix haute, effaçant mes contours dans la vibration des phrases qui n’en finissent pas de ricocher sur un lieu inconnu dont l’écho me révèle l’existence, là-bas, entre mes yeux et la poussière de mon lit, là-bas, d’où personne ne revient jamais, là-bas, où les mères transforment l’œuf en ce qui deviendra nos bras, nos jambes, notre âme.

J’ai tout perdu, un geste à la fois, et même le sens des phrases, dans un bégaiement entièrement soumis à cette disparition, épelant mot à mot le long mouvement de la lettre écrite aux quatre murs de ma vie.

J’ai senti qu’être ici n’en finissait pas de se perdre, de se retrouver, usant la lumière de mes yeux sur le papier plié en quatre, reprenant tout à chaque fois par le début, enfant insoumis à toutes les règles sauf celle de la blessure.

J’ai renoncé à dire je, l’écrivant sous une forme tombée du ciel sur la ligne, gonflé d’éclairs, de nuages, de pluies diluviennes et chuchotantes, étreinte avec le rien, le minuscule et le dérisoire, un je à perte de vue, autant précis qu’incertain, petite armoire pour penser l’au-delà, cercueil du moi flottant dans la descente vers la nuit scintillante.

J’ai accepté qu’autre chose se murmure autrement, privé de la décision qui assemble la main et l’âme, recopiant tel un forcené l’incantation, convaincu d’avancer dans un espace où parler est comme donner la vie, la reprendre et j’ai compris que vivre cherchait un épuisement, un abandon tendre à l’usure, un oui je vais partir sans aucune résistance, m’abandonnant à la fonte des neiges sur le bouffant, au soupir de la pluie sous la terre et à la pure présence de s’effacer entre les mains des amants qui, se caressant, frôlent leur mort, inconscients rejoindre le contour des âmes quand elles quittent le corps.

Et si jouir et mourir se touchent pourquoi faire comme si résister nous protégeait d’atteindre ce dernier souffle sorti de nos lèvres aimantes ?

J’ai appris à dire je jusqu’au vertige, son effacement, armure blanche, transparente et friable, geste entre moi et moi encore, multipliant à l’infini l’écho d’être au monde, embrassant le tout ce qui me quitte et se détache pour vivre ailleurs, souffle, enfant, mot et phrase, salive ou graine. De quelle absence ma pleine conscience se gorge, radieuse comme un fruit mûr ?

Les yeux ouverts, je ne vois plus ce que les autres me décrivent, les mots tombent en poussière, le texte a vidé mon regard de ses pensées d’iris et de pupilles et ce calme plat à la surface de la nuit est la seule présence possible ; je laisse en suspens le point final, le désir de la chute et ce doux bruissement du livre qu’on referme.

J’ai choisi de m’effondrer comme une maison dans la ruine de son repos, laissant ronces et orties décider du rythme de mon usure puis de mon recouvrement.

Ce qu’un mot tendre nomme sommeil vacille comme une flamme derrière mon front, complice du glissement de toutes les nuits sur mon corps.

J’attends celle qui me recouvrira de sa chair nue et chaude, poussant la porte de ma chambre par surprise pour me cambrer en elle et ne plus jamais fuir.

Dominique Sampiero