Georges Badin

La peinture de Georges Badin

Catégorie : Textes

Rassasier l’indicible par Dominique Sampiero

Cinquante deux semaines

avec Georges Badin

Argument de l’état second

J’ai peur de ce que je ne sais plus dire et de cette force qui ronge mes mots de l’intérieur, les pliant vers la ligne de rupture, là où le corps pourrait se briser. C’est un baillon serré sur ma phrase, un étouffement, une refus glacé.

Je ne dis pas oui. Je ne dis pas non. Ces deux cœurs murmurent à ma place, au plus intime de ma main, résiliance clouant mes doigts un à un sur la table où priaient des femmes avares de silence et d’encens, là où j’ai pensé revivre toutes leurs tentations, édifiant les cendres d’un livre noir comme le ciel.

J’ai peur de ce que je ne sais plus dire et laisse l’effroi danser au fond de mes yeux, regard mangé par des comètes tombées ici sur les toiles rebelles d’une âme creusée par le couchant d’un vide aux mains nues.

Inventer une chair de miel, au-dedans, au-dehors. Saccager les arrondis pour les cambrer jusqu’à la salive du désir. S’inonder et ressembler à un paysage sous la pluie. S’enrouler à tout ce qui vibre, palpite, respire, du plus petit brin d’herbe au soupir de l’amante.

Voilà les premiers mots du grand voyage pour nous jeter vers notre corps de femme, de bourrasque secrète.

 

Premier sommet

Le geste s’appuie sur le souffle, chambre où s’acharnent Terre et Ciel à ne dire dans l’air que le visage changeant de la lumière, que ce soit avec les outils rustiques de l’élan, du détachement et du vertige ou plus simplement à mains nues.

Martelant de ses paumes l’envers de la chair pour y combattre l’obscurité, le peintre forge le vivifiant de la route, là où il pourra tomber un jour sans amertume, patience qu’il fait saillir dans un pubis ou une poitrine d’entre-toi favorable au consentir.

Le geste est la fleur du manque au moment où l’émotion dans sa besogne, éprise de sources et de proie, renonce au paraître pour lui préférer la pudeur aveugle du trouble.

Enlevé par le ciel, celui qui frappe sa toile de ces parfums de fleur dont personne ne sait le nom, celui-là s’égare dans des pensées de ruisseau sans dévotion dont il ne reviendra jamais.

La présence lui fait un corps d’orage et de sorcier au centre du combat.

Page 1 du carnet envoûté

Incision de la fenêtre

Ce n’est pas simple d’ouvrir, d’émerveiller, d’élargir ce nulle-part en nous qui sait tout déjà et sur lequel nous faisons semblant de fermer les yeux, épris des caresses qui nous tire du caveau, oubliant que nous sommes l’inflexible disparition à venir, la ruine et son ivresse.

Pourquoi le vivant regarde la nuit dans notre dos et s’étonne de rester dans l’instant, hâblerie de l’unité ?

Celui qui dit non appartient au lointain de l’air et des parois. Son refus est au sommet du couple qu’il forme avec son ombre, réapparue dans la volute fugitive de son chant.

Celui qui dit non est épris des berges qui s’écroulent et de leurs tourbillons mauves dans le mouvement des eaux.

Celui qui dit non est transparent et ce que l’on voit à travers lui est une vérité poignardant nos pupilles.

Celui qui dit non unit la lumière à son haleine. Il s’ouvre les veines au sang bleuté de l’envers, immergé dans son geste comme un Dieu sans visage. Une présence, enfin.

Page 2 du carnet envoûté

Pensée du vide

D’ici je n’entends plus le bruit que fait le ciel en s’agenouillant sur les vitres ni le frottement des nuages sur les tuiles, je n’entends plus rien de l’arrière-pays, à part ce blanc souverain, ce grisé bleu des cordes intimes, comme si la source des contours, les miens, ceux du paysage et des êtres autour, se rétractait jusqu’à la douleur, comme si le grand fleuve des enveloppes se dilatait encore pour sortir de son lit et m’inventer, me chuchoter une brume de livre, embrasée de village et de silence, tison de toutes mes défaillances.

D’ici, je n’entends plus la mort reboiser de ses beaux yeux brûlés les grandes prairies qu’elle a dévastées, ni même les hommes réciter furieusement leur énigme.

Je me repose dans l’haleine de mes paupières assis sur des parfums d’image, visiteur d’une intimité de neige et de mots, tout serré contre elle, là où rien de moi n’est pas moi, écorce du peuple dont je suis la liane.

D’ici, je suis présent au déroulement des formes et à cette fresque envoûtante, ce trait du départ ou chaque affrontement vide le regard de toutes ses crispations pour dire oui sans rougir au parfum de la présence.

Page 3 du carnet envoûté

De corps et de gestes

Il pleut du ciel dans l’arrondi, là où les pies aveuglent le chemin. Octobre se penche le long des toits, immobile, longue ardoise de rouille et de lucarne.
La page s’ouvre dans le parfait silence où se terrent les semailles.
Je me jette dans la toile striée de corps et de gestes pour me retirer de cette haute tension du vide.
Je me balance dans le feu dansant des eaux et des herbes, son rougeoiement de ficelle, me résignant à m’enfuir dans l’air où s’exaspère l’absence du Dieu lointain.
Ni sourire, ni réponse. Je suis le revenant d’une couleur qui n’existe pas, un mouvement entre la voix et le ciel, presque rien, mais qui devine tout, avec des mots de supplique et de neige pliés en force sous mes doigts.

Il fait sombre comme au seuil. Le monde s’ébouriffe de légende sous les vents contraires. C’est un signe qui noue et dénoue le réel autour des yeux.
Ce que je dis importe peu, c’est juste l’écho d’une ignorance en forme de vitrail sur le silence. Une prière aux quatre coins d’un pur aveuglement
Puis une lumière grise s’abat, clandestine, dans la cour. Ma vie est enfin scellée à ce que je n’écrirai pas, tombé là comme un fruit mûr devant mes yeux, dans ce paradis où les ombres s’allongent comme de hautes herbes sous le vent.
Il pleut dans la demeure dévastée de ma présence sans y croire tout à fait. Il pleut et je patauge dans ce gris lourd de l’agonie, village sans parole dans le pré.

Page 4 du carnet envoûté

Le pouvoir sans voix des amants

Au sommet de mes épaules passeront des caresses pour sourire aux choses. Des morsures aussi. Des brûlures.

Je fermerai les yeux du silence comme une ampoule éteinte dans une nuit sombre et je marcherai à tâtons dans les phrases, usant mes doigts sur le bois de la table, avec, dans les yeux, cette aube d’herbe immense comme un bord de mer.

J’écouterai l’ignorance rire devant ma fenêtre, armure d’une vie entière passée à vouloir dire la forêt cachée dans le soleil.

J’userai mes pas à attendre qu’un mot vibre sur la page levant à lui seul une armée de regards pour ouvrir les bras au nerveux de l’éveil.

Dans le pouvoir sans voix des amants, je m’abandonnerai au rythme caché de tes mains quand elles glissent sur la page leur chevelure d’ongles silencieux.

Ce sera mon pas, cette pulsation orange dans les veines, afin que jaillisse ce qui disparaît chaque jour avec moi.

Puis je resterai seul, définitivement, clouant mes lèvres sur le bois de la grande porte, ouvrant une dernière fois la fenêtre, et qu’elle me regarde partir.

Le monde se couchera sous ma peau pour y dormir et entendre le brouillard se dépeupler.

Je resterai sans mouvement. Sans partir. Et tout me sera donné comme au premier jour.

 Page 5 du carnet envoûté

Fleur de neige

Peindre et écrire se touchent comme le corps et l’âme quand, par la main, montent des caves de l’être, l’eau de la terre, les oiseaux du sang et l’impertinente vacuité.

Cette étendue-là en soi, de n’être rien que la présence, l’eau de l’autre, le feu agenouillé de la rencontre, le oui bredouillé du jour, la langue des gestes pour verser, nourrir, apaiser, cette étendue-là de toute pluie, de toute neige, peu de chose en somme, mouchoir dans un pré ou drap tendu sur une corde, tout s’y engouffre : le ciel, le regard, la lumière et son corps de jeune fille.

Cette étendue-là est appel, éveil, y pénétrer nous plie vers la terre, cachant notre visage entre nos genoux, le front cherchant l’ancien passage des fontanelles, si proche, que parfois on l’oublie, on ne le voit plus, c’est le cœur même, le corps de l’espace, son pouls le plus fragile.

Fermant les yeux, je peux écrire ou peindre, enfant retrouvant l’origine agenouillée dans les flaques, à tuer les mouches, couper les vers en quatre, enlacer les chenilles aux herbes folles pour les voir pondre, tutoyant la présence en sa matière la plus fragile, patience qui attend de moi, bien avant moi, d’être ici avec elle, horizon de la levée du jour, dans la montée des couleurs et du poème, allumant des lampes comme des fleurs dans un vase, remerciant le visiteur d’y voir la folie nous aimer comme ses enfants.

Fleurir connaît tout de l’hiver et sait ramasser la sève, les sources.

Fleurir peut attendre, garder les forces intactes, au-delà des saisons, au-delà du temps.

Page 6 du carnet envoûté

Chambre de pente douce


En ces jours de lumière basse, écrire allume des lampes dans la maison. J’apprivoise des mots lumineux, de rebord et de seuil, des mots de verge et de pierre bleue. La fenêtre cogne son front à la grisaille, recroquevillée de toutes ses vitres dans la pièce où je regarde.
Ici, il y a une chambre pour dormir, une chambre pour aimer et une chambre pour voir de l’autre côté. J’ouvre les portes du livre et je reprends souffle là où j’avais perdu conscience. Les mains de mes amis ont laissé la maison pleine de gestes sur les murs qui tremblent maintenant. Mouvements de lèvres dans la couleur.
Nulle-part dort ici depuis que j’habite l’inoccupé de mon souffle. Et ce n’est pas rien nulle-part. C’est vaste, cerné de pluie, de ciel qui mange la terre et d’hommes simples. Nulle-part est un fruit mûr, éclaté, une lumière que les peintres écrasent avec leur dos dans l’expérience étrange de l’ici, quand ils s’éloignent de l’acte intime de leur empreinte.
Nulle-part ne s’explique toujours pas mais une chose est certaine. Sa consistance m’éveille chaque matin à m’éloigner de tout ce qui m’envahit. Le mauvais temps, l’hiver ou la mort. Pour revenir chargé d’une autre histoire, péril de pente douce et d’alentour.
Nulle-part se confond à mon voyage, au beau temps de son incertitude. Nulle-part est l’endroit précis du poème dans ce regret sans queue ni tête de devenir la pluie qui tombe. Et toute chose séparée de moi par la blessure du regard.
Nulle-part regarde Dieu en face et le puits sans fond de sa parole tombée en poussière entre mes mains. Nulle-part est une montagne sans réponse perdue dans un jour gris où j’essaie de conduire le soleil dans la grande colère de l’abondance.
J’ai promis à mes ancêtres de mourir avec eux dans mes livres. De temps en temps, j’oublie de tenir ma promesse et ils me blâment en couchant la grisaille dans ma chair. Comme si l’automne recrachait mon visage jusqu’à ce que je rebrousse chemin.
Je ne sais jamais qui je suis. J’attends le rendez-vous suivant pour clouer ce nulle-part à mon destin. Mon endurance est le plus pur de mon absence à ne vieillir qu’éternellement.
                                                                                                                                                                                                                                                                                                             Page 7 du carnet envoûté

Chambre hors du règne
3GpcHfCe qui est présent dans cette grisaille de battement d’ailes, de ciel qui tombe sans bruit, de petite vie mort-née sans contour, ce qui est présent dans ce grand vide que l’hiver impose au dénuement des arbres, des rues et des regards, ce qui est présent, oui, sous mes pas et dans le pire du sommeillant ne m’appartient jamais. Son buisson est ma poussière. Son souffle, ma forge de saule et de labours. Sa tendresse détruit l’arme blanche de mes renoncements.
Car à qui se donnent les sources ? Sinon à celui qui ferme les yeux et retourne sa peau comme un gant dans la longue habitude du silence à se replier sur lui-même.
Car à qui se donnent les sources encore ? Sinon au maraudeur qui, du bout des doigts, cherche, sur le dos de la table, des mots d’ici et de précaution, des mots de reliquaire où le jour approuve la nuit, s’emboîtant en elle, des phrases de suintements et de dégel quand la mémoire fendue comme une banquise voudrait suivre des yeux les mouettes.
Puis écrire éteint toutes les lampes.
Ecrire mène l’aveugle au bord de lui-même, là où le désir se présente à sa propre légende.
Ecrire se demande qui va là et ne répond jamais.
Ecrire éteint les dieux et vide les cendriers
Ecrire guette la longue habitude des nuages à se frotter au ciel du soir, à la cime des arbres et au plus petit brin d’herbe dans la cour.
Ecrire est une fenêtre grande ouverte même quand tu n’écris pas.
Ecrire n’est une solution à rien, une autre vie dans la vie, les mots te reniflent comme des chiens, ils te mordent devant ta porte.
Ecrire connaît exactement ton ombre et sa place entre les murs.
Ecrire est un miracle maladroit, une maison habillée en dimanche, un travail ardent de lenteur et de tréfonds, mais à ton insu.
Mieux aimer plutôt qu’écrire mais comment faire si loin des corps volatils ?

Ecrire traduit le hennissement en semailles, le chant du coq en corps blanc des migrations.
Ecrire est un doute pire que vivre.
Ecrire traîne d’avoir peur et tourne autour.
Ecrire s’en va comme un parfum dans l’air.
Ecrire comment en parler sinon sur le blanc du ciel dans la neige.
Qui donc se penche entraîne écrire au minéral comme la terre sait le faire avec nos larmes.
Ecrire est un silence dont le métier se replie en renoncements.
Ecrire dit oui à ce qu’il ne s’explique toujours pas.
Eccrire commence quand tu effaces les mots, puis ton corps, ton visage, et ce qui continue d’écrire ne peut plus dire je ni tu.
Ecrire se détourne du cœur battant pour forger le métier du désert.
Ecrire ose franchir la lumière qui s’imagine vivante dans le regard des morts.
Ecrire console tous les aveuglements et aussi ce qui s’enfuit sans jamais dire son nom.
                                                                                                                                                                                                                                                                                                                      Page 8 du carnet envoûté

Chambre du livre

semaine9

Etre sûr d’être là, rien d’autre : c’est ce qui tient mes mains attachées à mes gestes sur la table. Et le silence qui monte du plus simple d’un mot ou d’un trait me répond qu’être là, c’est être ailleurs déjà, dans cette splendeur du presque rien et des lenteurs invisibles, là où tout réclame qu’on le serre fort entre ses mains, entre ses bras, dans le lieu de l’inconsolable disparition.
Mais il m’arrive de penser aussi que tout cela me trompe, m’incline vers ma perte et qu’à force de vivre aux abords de cette vie sans réponse, je ne suis personne. Ou si peu. Et que le destin des objets qui forcent mon regard à l’infranchissable de leurs contours, connaît le mouvement qui cause ma chute, beaucoup mieux que moi.
Me perdre en eux, c’est mûrir au-dedans, permettre la dépossession et le détachement dans leur formes inouies. Etre seul enfin dans le regard de cette colère impossible.
Vivre arrive à me surprendre en jaillissant de mes épaules ou de mon dos et au moment où je m’y attends le moins quand, ce qui me tombe dessus, n’a pas de nom ni de forme mais seulement une couleur, une carnation dont je ne peux rien dire, une teinte qui n’existe pas dans l’incandescence de la réalité.
Ecrire invente des mots et des couleurs impensables en juxtaposant le visible et l’invisible, frère siamois de ce qui m’éloigne définitivement de moi-même. Je ne regrette jamais ce départ, quittant le vrai pour la douleur. Car au fond l’ombre a de beaux souffles à partager. Des secrets qu’elle a gardés pour les morts et tous ceux qui ouvrent les yeux au fond des yeux.
Ce qu’il y a de vrai dans tout ça se confond avec mon incertitude, porte grande ouverte à ce que je deviens et qui ne revient jamais sur ses pas. Au fond de la fatigue est enfouie une beauté terrible. Un incendie de présence où toute figure ouvre le seuil à son incandescence.

Page 9 du carnet envoûté

Chambre sous la peau

semaine10

    Depuis toujours il faut courir un œil sur la page, un autre sur sa vie, se remplir de vide, de bonnes intentions, faire des promesses qu’on ne tiendra pas, se pencher dehors, dedans, jusqu’à tomber, mordre, embrasser, passer d’une nuit à l’autre comme si de rien, en attendant qu’au beau milieu du jardin quelque chose de soi germe et devienne un arbre, un feuillage vers l’impossible, dans l’air irrespirable d’être ici.
Car vois-tu ce serait bien d’arrêter de mourir, de se taire enfin et d’être compris, de marcher sur l’eau et de guérir le monde en le touchant des mains, ce serait bien d’être ici et là-bas en même temps, de se souvenir de toutes nos morts, depuis celle du premier arbre, jusqu’à celle du dernier chien, et surtout de savoir enfin ou porter ses pas, ouvrant l’ultime porte de son vivant pour se remettre d’une lumière qui nous a fermé les yeux avant de les ouvrir.
Alors chaque matin je prends note de ce qui m’égare, je mesure la tombée des lumières et sa disparition, je m’épuise à penser ce qui m’approche et remplis de vide un à un les mots qui m’aident à traverser, à enjamber, à en découdre.
Parfois ce qui m’engloutit parle de moi comme d’un homme simple avec une maison, un manteau, des mains secrètes et le travail minutieux de l’âme dont je ne sais rien, avec qui je fais comme ci, comme ça, me réfugiant derrière le mot pour dire qu’elle est là. Sa volonté invisible mais tenace me force à admettre que le puits perdu de mon corps est la seule chambre où je ne fais que passer. Et que la chaleur de mon sang retournera un jour quelque part dans le monde, là où les abeilles savent faire du miel de leur salive et les oiseaux traverser le ciel.

Page 10 du carnet envoûté

Chambre du manque

semaine 11
Je serre un rectangle de papier, présence tombée entre mes mains
feu cannibale, corps bien tenu par un dos carré et je m’enterre
comme une bête, je m’enfouis, je disparais, cela porte un nom, la lecture
bref, j’apprends à me clore, à ne respirer que par les arbres, serrant mes lèvres comme des poings furieux, et cette longue prière mange mes pupilles
mon souffle, elle peut durer des heures, des jours, des nuits entières
l’os de mes doigts crisse sur la page et par cette fenêtre blanche
mourir avance comme arrêté au bord, entre le cœur et le livre.

Quand je pose les mains bien à plat sur une page
écartant les phrases comme les hautes herbes de ta jupe
où tu caches l’autre moins seul, pour t’empêcher de fuir, de te refermer
de me rendre fou de manque, j’entends le bruit que prononcent
aujourd’hui et demain et tout le paysage se souvient de moi
de cette pente où tout glisse et c’est un livre.

Alors il fait nuit. Cette nuit dort comme un silence sur ma bouche. Je cache
mes traces de pas dans mes poches, tous mes visages aussi, le bruit du carnet qu’on referme, à la recherche des mots qui entrent dans le sang
des mots comme des souffles posés sur la nuque, juste là
pour dire enfin qui de nous deux a le plus besoin de l’autre.

Un gouffre que personne ne voit est caché sous tes pas, sous la neige
et tu fais semblant de rien, d’être né, d’être au monde. Je t’en veux
je t’envie, mais pas tant que ça.

Souviens toi du visage des morts, de ton père de ta mère, dans un sommeil de plomb et de la grisaille de leur dernier regard. Ils s’éloignent
quand tu penses à eux, l’image est floue, et cet effacement
c’est le cri, la preuve de l’espace entre ton corps et ton corps
le vide où tout s’efface en nous faisant tomber dans  le creux
l’espace du manque, et tout me manque, tout te manque
tu le sais, dans  ce pays où le livre se délivre des mots, des morts.

Tous les mots ont été prononcés par des morts, un jour
et le jour de leur mort ne vient jamais.

                                                                                                                                                                                                                                                                                                             Page 11 du carnet envoûté

Chambre de l’air
semaine 12
Marcher est un flottement. Des bruits de masse et de scie scandent ma route de soupirs de latte découpées pour s’ajuster à une toiture. Je m’éloigne de moi. De tout. De nulle-part.
C’est bon d’avancer pour rien. Dans l’odeur acide des fumiers et de l’automne qui monte en silence au-dessus des toitures.
Derrière la haie, c’est comme un cri en pleine figure. Le ciel brûle ses nuages et les recrache un à un. Des aboiements exaltent la fraîcheur à mon passage. Peu à peu, les maisons s’évanouissent dans le bitume des chaussées comme des nénuphars à la surface des étangs.
J’avance et le paysage range ses affaires dans un tiroir pour me laisser cet horizon nu, indicible, d’eau et de terre, de mouvements à la surface de l’air sur ma peau.
Les champs s’aplatissent à perte de vue, l’odeur des engrais aussi.
Puis le chemin s’incurve, se recouvre d’arbres et j’entre dans la lumière d’une forêt. J’avance comme quelqu’un qui va déguster une saveur oubliée, lointaine. Tant de ciel me dit qu’il faut poursuivre mon abandon, me laisser faire par cette marche au plus près de moi. L’ivresse fait son chemin dans mes pupilles.
L’odeur des peupliers fraîchement abattus se couche dans ma bouche pour pleurer.
Le voyage des odeurs ne trouve pas de mot parfois mais soulève mon regard pour le déposer plus loin dans un endroit dont je ne sais rien dire.
La forêt sent la chevelure, l’abandon. Le miel des sèves fortes. Le vert tendre des feuillages. Le bois pourri et le poil de chevreuil frotté au bas des écorces. L’acidulé des baies sauvages et des soupirs. La rosée et les lèvres des mousses. Comme une femme endormie. Elle sent quelque chose d’inimaginable dont on se souvient.
De jeunes ronces craquent et se couchent sous mes pieds en griffant le tissu de mes jambes. Je n’ai plus d’autre corps que cette marche verte où mon souffle longe sans se cabrer. Un cabanon en ruine sur ma gauche m’oblige à bifurquer tournant les talons au cadavre rouge d’un bidon éventré. Je marche. Je marche comme si je partais pour toujours.

                                                                                                                                                                                                                                                                                                 Page 12 du carnet envoûté

Eté (2012)

La jeune fille et la vie

De « La jeune fille et la mort de Schubert » souvent écoutée ne demeure qu’une continuité qui s’élève, acte sans lieu, mais qui aujourd’hui appelle, retient des feuilles luisantes, petites, nombreuses, voisinant avec les palmes trouées du figuier et ces épis de maïs couvrant le sol et ainsi ce titre : la jeune fille et la vie. Retour au chant de Schubert où le poète voulait que la durée ne prît pas fin, qu’elle navigue sans sombrer et, si le peintre intervenait, il doterait la jeune fille d’un présent toujours à venir, alors que la mort et son terme n’ont ni date ni lieu. Le mot « dévotion » était écrit, rambarde, comme si c’était la sincérité absolue et ce retour tactile de la pensée au corps.
Il pousse à bout la régularité de son chant, plus vite que l’eau, son courant : annonçant la jeune fille, sa blancheur dorée, rose, le linceul noir incessant de la mort. Schubert a cette force qui fait don de ce qu’il voit ou saisit.
Il revient au lieu de départ : les feuilles de maïs comme des langues lui faisaient des passages savants – de dos et de face avec la bouche en avant – , les tiges, arrivées à hauteur de ses cheveux, étaient autant de filets enserrant, lui ouvrant ces images qu’elle voulait donner.

L’image n’est pas un fait d’utopie. Ce qu’elle dénote sans que le temps intervienne au fur et à mesure des dévoilements, ce sont des mots : les lèvres, les seins, les fesses, le nombril. Ils s’accompagnent de traversées, de juxtapositions, d’étalements, sans que la jeune fille le veuille et il s’agira de chair et de feuilles qui auraient pu déjà être écrits ou/et peints.

Que rejoignait-elle, avec ce désir si tenace, farouche, cette volonté de ne pas voir disparaître l’image en deux versions : de dos, du sombre au blanc, de face, sans que son regard s’en mêle. Elle est « dans le simple appareil / D’une beauté qu’on vient d’arracher au sommeil ».
Plus de saisons, plus de feuilles, plus d’enclos où vous réunir, plus de lumière qui vous effarouchait : seule l’image et son temps restreint restent lus et vus. – Le corps de face ou de dos est laissé au temps du coloriste ou du poète.

Elle est la passagère, elle voudrait revêtir la stature de l’étrangère pour que le désir naisse du regard qui ne la laisse pas, et c’est un arrêt jusqu’à l’image qui sera reprise, des mois et des mois plus tard, afin que sur la toile ou sur la page blanche, la jeune fille revienne avec ses mouvements, ses intentions et son esprit agissant.

Ainsi le détournement sera créé par cette image, étendant des jours interrogatifs, avec cette brièveté que l’avers et le revers du corps auront faite.
Tous les bruits avaient disparu : la rivière dans sa marche à pas rapides ou lents ou arrêtée par les pierres, les feuilles du maïs et ce cercle idéal avec tantôt ce rocher qui lui faisait face, tantôt sur sa gauche, le chemin allant à la rivière.

Il remarquait, sans toutefois céder à l’abus d’images, que celles-ci s’approchaient de jour en jour, en ne négligeant pas les saisons, des toiles sur lesquelles il inscrivait, passant de l’une à l’autre, un fragment du corps qu’il revoyait dans l’acte de se dénuder.
L’image résistait, faisait face, et jamais sa longue durée ne lui opposait un écart qui l’aurait détaché d’elle et maintenant elle lui imposait, pour arriver au corps entier, de ne donner sur la toile que des moments de corps désassemblés.

Il ne s’attardait pas à ce qui se présentait, deux corps se faisant face, l’un immobile pour tout tenir en profondeur dans le danger de ne plus être, alors que le regard qu’il portait sur ce corps hâtait le morcellement, offrant tantôt le dos, enfin les jambes.

Et pour quitter le corps qui était vu de face et de dos en ce matin de soleil où l’image ne s’imposait pas, il a fallu des jours et des jours, non pas d’attente, mais de réflexion pour que l’absolu ne soit pas anéanti peu à peu et sans distinction de personne, pour arriver enfin avec une énergie qui ne sera pas démentie par les mauvais jours, à des toiles qui l’une après l’autre varieront ou se contrediront.

Qui aurait pu admettre que le titre qu’il donnait à chacune de ses toiles – « la jeune fille et la vie –, c’était chaque fois un retour à la première image de l’enclos et du feuillage ? Et pourtant il y avait, à chaque retour sur le tissu à peindre, la même jeune fille, svelte et qui se donnait à la peinture, comme pour la première fois au regard de qui l’aimait. Toujours si la toile était abandonnée, vouée peut-être à l’inachèvement, au profit d’une autre, il pensait que sur celle à venir l’image serait « absolue », loin de l’emprise, des dangers de la précédente.

Que disait-elle dans le choix qu’elle avait fait d’être un paysage dans le paysage lui-même ? Quelle alarme la tenait droite, de face et de dos, alors qu’elle aurait voulu sembler à ses yeux un temps sans retouche, passant comme un vol d’oiseaux sans halte ? Mais est-ce qu’il retiendrait, utiliserait tout ces repères, gouffres, par la suite ?
Là, dans cette nature ou du moins une terre avec ses arbres, un rocher depuis longtemps contre ce qui aurait pu l’ensevelir (branches, longs fuseaux d’herbes), savait-il qu’il ne subirait aucun dommage venant de ce matin, de ce qu’il voyait sans presque qu’il y ait part – serait-ce un triomphe pour lui ou des minutes qui n’auraient aucune attache à l’avenir ?

Vite, tu écriras – sans abandonner toutefois les chardons bleus et jaunes qui nous suivaient – éperdument tu chercheras un nom pour que s’ouvre le chemin de la colline, qu’il s’élargisse, te dirige vers la jeune fille. Osons ne retenir de la scène que le blanc du corps comme un mat de navire et le vert des feuilles-lames. Ce qui se dérobe, près ou loin, bienfaits plutôt que suffisance, n’a pas de lieux où vivre, où s’adonner aux regards, pas de noms qui puissent être lus – enfin des offenses dans l’eau salie par l’orage qui comme un éclair a passé.

La jeune fille voulait que l’image prévale : seul le corps la donnerait à voir, émergence, droiture, et sûrement coup de force pour qu’elle soit intacte et s’impose, presque chassant l’eau, la roche, autour d’elle, dans cet endroit tranquille où s’ébattaient feuilles et branches.

Pour qu’elle soit désirée, il dessine un long cou avec deux courbes qui ne se joignent pas et roses en surface. Bien qu’elle soit vue de loin, néanmoins convoitée, il dessine des fesses comme deux collines, les deux seins sont des bouées jaunes où se perchent des mouettes…

Georges Badin
15 août 2012

Etoiles d’été tombées
hors du corps

Serrure dans le jeu des muscles, la main refuse et se cogne aux douleurs de l’arrachement. Elle est défaite, ridée, intouchable et tourne le dos. Je n’en veux pas à celle qui dort dans le même lit que le torrent. Elle se souvient aussi des caresses, des creux et des plaines et de sa paume suinte des phrases mouillées comme des baisers, étreintes du haut, du bas, enlacement de toutes les pores de la peau, amants et amis.

Lèvres nouées aux convoitises du sexe, fou-rire de toutes nos bouches quand elles se déchirent au-delà, au-dedans, main d’orchidée, d’ivoire, prunelle de la rue entrebaîllée, ton bleu traître et profond donne à la volupté son visage de ciel ouvrant la gorge. La seule couleur qui jubile tu l’embaumes de tes pigments secrets.

Réponds-moi, main de lumière, et que dans ton regard, tous les regards se dilatent jusqu’à perdre leur contour et brûler simplement, accouplant le vert des forêts au jaune escalade des colzas. Initie moi au silence vacant où écrire est une houle palpitante. Rampe dans ma conscience et que ton gémissement trace encore ces petits bouquets de mouettes tombés comme des nous-mêmes sur la toile. Des fumées et des frôlements d’aile qui inventent les anges déformés de l’image.

« Tu sais, je n’ai rien à dire, répond la main. Absolument rien. Mais j’aimerais que ce rien trouve sa place ici et creuse une brêche dans le rempart des corps. J’aimerais cette chose incensée de peindre à la fois un silence et une musique. Un geste et son absence. Un bleu traître et son regard sensuel. Le désordre écartelé d’un vert tendre. Tout ça sagement aligné sur des tissus pliés comme des livres enracinés dans l’herbe. J’aimerais qu’on se souvienne de ce rien et de ce silence jusqu’à n’en plus dormir pour aller le chuchoter aux morts sur leur tombe. Et qu’ils se souviennent à leur tour de nous crier enfin où ils sont. Et comment ils pensent à nous et à la lumière de l’ampoule sur nos vies étroites. Qu’un grand sommeil prennent les vivants par la main, les vivants et les morts, pour les conduire à la naissance du rêve, là où les images sortent de terre et deviennent des arbres, des oiseaux, des nuages. Là où je deviens toi et toi, tout ce que tu veux, tout ce que tu penses et qui court plus vite que la fumée de tes pensées sur la débâcle de ton front. Et même tout ce qu’on n’a jamais osé imaginer. J’aimerais tracer un vide aussi large et profond qu’un regard, un sillon qui commencerait par un souffle et finirait par un point, ficelle plantée comme une robe au cœur des menthes sauvages. C’est ce que je tente à chaque geste dans la neige ivoire de cette fièvre qui ressemble à la vie dans l’éclatement défait d’aimer. En me disant que cette obstination est plus vieille que moi et qu’elle consent à me donner un visage de ciel tombé dans un regard. Mais non. Je reviens sur mes pas, ferme les portes, les fenêtres et tire les volets. Je m’abandonne à la jachère qui m’a porté jusque là en essayant ni de l’assombrir ni de l’alourdir. Peindre alors serait comme mourir et ouvrirait définitivement les yeux sur cette lumière dont on ne revient jamais. Pour rejoindre ma belle, dans ta bouche, la longue fuite des grandes eaux. Laissant de moi l’odeur titubante des huiles.»

Puis la main ferme les yeux sur son pollen. L’espace se recroqueville entre les doigts de tout ce qu’elle a promis. Elle sait qu’un jour en s’arrachant défintivement du monde des gestes, elle pourra peindre tout ce qu’elle sait déjà et qui l’aveugle quand elle dort en se frottant à l’horizon qui la fait gémir.

En regardant les toiles d’été de Georges Badin
Septembre 2012
Dominique Sampiero

Voir donné comme miracle dans la peinture de Georges Badin

« Vivre, c’est traverser le visible en s’y cachant. » énonce Héraclite. Et l’on penserait que cet aphorisme résonne comme un écho dans les toiles de Badin. À une nuance près. Georges Badin ne se cache pas dans cette traversée du visible. Il ne s’efface pas non plus. C’est plus grave, plus profond qu’un simple jeu de concept. Et justement le sujet de sa peinture nous pose cette question-là avec force. La question du visible, de la traversée et du caché.

Le visible. Que reste-t-il du peintre dans le pli, le lieu désagrégé de sa peinture ? Quel corps est broyé, pilé, absorbé ? Peau, piment, huile ? Souffle, contour, geste ? Quelle absence ou quelle présence totale s’invitent ici et que devient celui qui regarde les toiles, à son tour ? Quelle absorption, quelle dissolution ?
Quel est le sujet de la toile ? Et que voit-on sur ces toiles ? Une trace ? Un mouvement ? La mémoire, l’âme d’une trace et d’un mouvement ? Un remords ?
Comme si le peintre ou l’acteur de ce geste dans le ventre de la couleur, faut-il encore dire peintre dans cette disparition, cette totale présence à soi, au monde, comme si le sujet était loin déjà, ailleurs. Mis au monde dans le ventre de la couleur mais par qui, pourquoi ?
Ou totalement et tellement ici qu’on ne reconnaît plus ce lieu-là, l’ici dont il nous parle. Sans parole. Mais de là-bas. Et c’est où là-bas ? C’est loin ? C’est moi ? Quel est ce où qui est montré ? Et comment peut-on parler d’un lieu sans parole ? Par la divination ? Le miracle de l’apparition ?
Comme si la dispersion, la disparition du sujet étaient organisées pour nous poser la question du lieu de cette disparition. L’inquiétude sans l’angoisse. La vigilance quoi. Oui, on disparaît, mais on est où ? Nulle part ? Dans rien ? C’est où ce nulle part et ce rien ? Où ?
C’est où ce silence qui passe du rouge au bleu, de l’arabesque noire à la calligraphie d’un signe qui se déployant voudrait dire, écrire quelque chose ?
C’est où ce pli que fait la toile dans l’espace du regard ? Ce pli invisible qui existait avant mais qu’on découvre déplié dans la couleur.
C’est où, peindre ?
Derrière les yeux, le front, les mains du peintre, c’est où ?
Sur la toile, vous êtes sûr ?
Derrière ses lèvres, bouche cousue ?
Dans la lumière de l’orange, du jaune ou de l’ocre ? Peindre a-t-il déplacé la disparition, dissolution du corps dans la couleur et son mouvement ? Mais si la couleur bouge elle aussi, où va-t-elle ?
Et pourquoi cette peinture, oui, cette peinture-là précisément, fait penser à la transe du passage, à une initiation, au cœur du profane, retrouvée dans le geste le plus minuscule du quotidien. Comme couper le pain ou verser de l’eau. Couper le pain et verser de l’eau dans le recueillement de son acte. Comme dans le silence du dieu absent.
Peindre comme si l’on coupait du pain ou versait de l’eau alors au passant, au visiteur touché subitement par l’attention qu’on lui porte, et qui devient le dieu présent, l’autre. Celui qui fait exister notre acte de peindre par son regard. Celui qui crée la petite éternité de notre peinture dans sa mémoire. Dans son émotion. Puis dans le ricochet de l’autre dans l’autre. Quand il raconte de ce qu’il a vu. Comme moi, ici, en ce moment, ricochant pour apparaître dans cette disparition à mon tour.
Peindre pour l’hôte, le visiteur attendu, mais viendra-t-il, cette question semble posée comme une longue attente sans but. Comme si vivre attendait et continuait d’attendre même au-delà. Au point de perdre de vue son attente. En s’aveuglant par la couleur. Peindre pour oublier d’attendre. D’atteindre aussi. Traversant le visible pour oublier la traversée. Ne plus sentir le lieu et l’éclair de la disparition qui alors ne font plus qu’un. Et ce n’est pas la mort. Ni le lieu de la mort. C’est le mieux de la mort.

La traversée. Car il y a de cela aussi dans la peinture de Badin, de l’écoute, de l’accueil. Et du désir qui s’aveugle. Se brûlant les yeux au soleil de la toile pour y dissoudre l’objet de son désir. Est-il possible de se sentir écouté, regardé, désiré par une toile et pourquoi ? Est-il possible de désirer sans objet ? Et de sentir flotter le désir en dehors des corps, sur une toile par exemple ?
Comme si la peinture écrivait son propre mythe, sa légende, par l’intermédiaire du mouvement et de la couleur, avec des gestes répétés, rythmés, des biffures proches de l’écriture mystérieuse du poème. Chaque trait cherchant l’autre trait comme une consonne sa voyelle. L’âme sœur. Chaque couleur faisant résonner l’autre comme les syllabes dans l’ampleur d’une phrase. Chaque souffle perceptible dans sa montée vers l’extase puis vers son deuil. Souffle et apnée. Tension et offrande.
Car ce que l’on peut dire sur un peintre comme celui-là, c’est seulement l’imaginer, et du coup, s’imaginer soi, imaginer l’humanité entière dans l’incapacité que nous sommes de la contenir, et de voir tous les visages, mais l’imaginer comment ? Avec quel visage dans cet auto portrait perpétuel du mouvement et de la couleur ?
L’imaginer dans son acte de présence, dansant dans la lumière, de tout son buste barrant le vide, les yeux fermés, l’imaginer couché devant sa toile aussi, peignant avec ses mains, ses coudes, son corps entier, chantonnant du bout des lèvres une absence et une présence au monde, l’imaginer, l’imaginer seulement comme si la plupart de ses gestes avaient franchi un cap, la limite d’un territoire qu’il trace et efface en même temps.
Une sorte de traversée par l’invention d’un paysage dont le mystère est le cœur de sa peinture justement, une frontière entre le visible et la vibration des choses, leur aura, leur couleur derrière la couleur.
Dans ces toiles devenues de véritables trouées du réel, il y a l’apaisement des grandes nature mortes de la peinture flamande avec l’incandescence brûlant chaque objet contemplé jusqu’à en dématérialiser les contours. Pour n’en garder que la joie forte, tranquille de sa présence.
Une peinture qui désosse, dématérialise, déstructure la pensée pour atteindre la couche profonde du réel. Au plus près de la sensation. La vue, le toucher, l’ouïe et l’odorat devenant des couleurs, oui, des couleurs en mouvement à l’intérieur du corps de la toile.

Le caché. Car ça sent bon dans les toiles de Badin. Ça voit bon, ça goûte bon, ça jouit et ça caresse jusqu’à la déchirure. Les traces d’étreintes s’ouvrent et se referment comme des fleurs. Comme si l’homme prenait à bras le corps son ombre pour l’incendier. Et qu’on voit battre en elle les ailes de son sang dans toutes les veines.
Parler de façon raisonnable de cette explosion des contours serait la tuer. Badin renoue avec la puissance de l’écriture poétique, sa capacité de fusion avec l’objet, et sa couleur fait langue. Elle est profondément métaphorique, méta chaotique et nous raconte ce qui dans le récit échappe au récit en réincarnant les frontières entre l’écriture et la peinture. Comme si le geste ou la pulsion étaient le même, à la racine.
Cela ressemble à une histoire qui cherche, invente ses mots et sa propre grammaire. Et on l’entend cette genèse nous dire des choses du monde que nous ne soupçonnions même pas. Cela ressemble à un récit qui s’enterre, refuse d’énoncer en laissant les vestiges de sa narration. Un récit qui invite chacun à se raconter, à trouver le sien.
Matisse disait parfois qu’il allait peindre comme s’il allait tuer un homme. Badin tue quelque chose, quelqu’un peut-être, à condition que l’on se représente la tristesse, l’inertie et la peur comme des forces, des êtres à part entière et qui nous paralysent. Son crime est tellement ludique qu’il en devient un triomphe de la joie. Et c’est de cette corrida là qu’il s’agit. Une pulsion primitive de l’Eros, rayonnante, irradiant Tanathos. Badin tue l’image comme représentation. C’est-à-dire viol de nos images mentales. Badin tue l’espace clos pour un espace ouvert. Badin tue le figé pour le mouvant. Il n’affirme rien, n’énonce rien, ne défend rien d’autre que cette part inviolable en nous. Le lieu, le mouvement, l’espace de l’image mentale.

Acte de méditation suprême. D’apparition. Voir donné comme miracle. La couleur et la lumière de la couleur. L’une éclairant l’autre. La peinture de Badin agit aussi dans le dos de celui qui le regarde comme si la présence éclatée des couleurs écarquillait à son tour le regard et le corps. On sent qu’elle est là, devant, derrière, sur les côtés. Elle agit derrière les yeux et longtemps après, les yeux fermés. Elle commence et continue son travail dans cette grotte intime de nos images. Elle nous rend à une présence sans périphérie, sans centre, sans contour. Une présence pure qui ne s’énonce plus.

Mais qui, la présence, et quelle présence ? L’éveil ?

La question y est posée, tout simplement, du bout des doigts. Une peinture de la vigilance. Dont l’onirisme est la science exacte. C’est la vraie vie quand elle est rêvée.

Juin 2012
Dominique Sampiero

Habiter sa main

Ces questions d’Armand Dupuy et les réponses de Georges Badin figureront dans un livre.

Tu as commencé par l’écriture et tu es venu à la peinture. À la peinture avec acharnement je veux dire…

Il a pris Orphée pour son propre nom, s’associant à la fée de la toute-puissance, des projets mis devant elle qui seront autant d’actes pour la servir, l’asservir et il n’oublie pas le jaune et le bleu du matin qui ne seront jamais des rivaux, il est aux Enfers, à côté des anges noirs qui volent et prennent des couleurs dès les premières lueurs, il saura dans la pénombre que toutes les couleurs sur la toile seront moins éloignées de celles du monde que les mots du poème. Il ne se retourne pas, réécrivant le mythe et voulant comme titre à ses toiles « La jeune fille et la vie ». « Que j’aime voir, chère indolente,/ de ton corps si beau,/Comme une étoffe vacillante,/miroiter la peau. » (Le Serpent qui danse) Verrez-vous la toile ployer sous le corps d’une blancheur unie et que soutient l’herbe du pré et on ne sait plus du corps, de l’herbe ou de la toile, qui détient la souplesse. Il entendra l’eau sans la voir, derrière les peupliers aux feuilles d’or « sous la chaude lumière ».
Les serviettes de bain bleues cachent les corps, vous approchent de la montagne du matin au mas de l’Albe, chère au poète Georges-Emmanuel Clancier, et ces images seront implorées : des feux de Bengale.
La fenêtre fait une croix, plutôt un plan horizontal pour la terre et un plan vertical montant au ciel, sur la toile dans l’ovale dessiné de la montagne bleue de nuit, des couleurs qui verront disparaître le jour.

Toutes les couleurs sur la toile seront moins éloignées de celles du monde que les mots du poème… Ainsi, les couleurs sont une façon plus sûr d’atteindre le monde dans ses propres couleurs. Et pourtant, si trompeurs ou menteurs soient-ils, les mots te sont chers : tu fais des livres avec les poètes, de très nombreux livres avec eux. Tu invites même certains à loger des mots sur tes grandes toiles…

S’il reste devant la toile qui n’est pas une solitude mais qu’il pense emplie de vibrations ou de vie qui passe de l’objet à la couleur, par exemple d’une pierre plate à la blancheur du corps qui la soutient, il peut croire qu’il a eu raison d’aller là où celui ou celle qui la regarde lui donnera un lieu ou commentera une histoire qu’il pourra reconnaître. Quelques jours plus tard, s’il y pense, c’est-à-dire s’il essaie de retrouver les motifs qui l’ont fait agir ou les raisons pour lesquelles il n’a pas voulu quitter ce lieu : eau courante, pierre plate et branchages limitant le ciel mais il savait à ce moment-là que les feuilles des arbres avaient autant de force et étaient aussi présentes que l’eau qui séparait les pierres ou le corps qui façonnait la pierre tout en l’occupant. Il avait tort de ne vouloir aucune aide sur le moment mais il disait que le poète qui écrirait sur sa toile peut-être sauverait par sa phrase ou quelques mots ce qu’il avait incomplètement donné à voir. L’eau par exemple s’écoulait mieux et avait cette transparence bleutée que les mots du poète lui avait donnée. Par exemple, en allant vers l’arène et la cape rose ou rouge du torero qui englobait le noir furieux du taureau, il fallait que le poète décompose la scène et relie par ses mots toutes les couleurs et les mouvements en un seul mythe, celui de la force qui délie et de la grâce qui enserre comme on peut le penser avec Aphrodite.
Pierre Bonnard est voisin, très proche pourrait-on penser, de Charles Münch, Daniel Barenboïm, d’autres chefs d’orchestre, prenant tous à leur charge le mot interprète, en ce sens que ils se prêtent tous volontiers à l’espace entre le sujet présent d’une vie animée, animale avec Marthe, entre la partition qui leur est dévolue, et leurs bras, baguette et corps entier.
« Pourvu qu’elle continue de faire bouger ses lèvres rouges et que le temps s’arrête, et qu’ils demeurent ainsi comme la mer devant la mer. » (Guy Goffette). Le peintre présent ici n’a jamais fermé ce livre Elle par bonheur et toujours nue grâce auquel il a ajouté des pages colorées peut-être écrites, inachevées.

Evoquant ton travail, Daniel Leuwers écrit « L’aventure tient du rapt ». Est-ce que peindre est un geste nécessairement rapide pour toi ?

Sans aller jusqu’au tutoiement lorsque tu passes, il dira : « sois belle, la passagère, fuis-moi ! ». Ce dernier verbe, il l’a lu sur ses lèvres rouges. Sur la page du carnet, la main rapide devenue geste sans que les doigts se lèvent a retenu la passante qui s’écrira dans le souvenir de Baudelaire mais la rapidité amoureuse l’ayant dessinée a fait plus qu’un rapt : une étreinte.
Les toiles sont posées sur l’herbe du jardin et l’une après l’autre elles sont vues comme si elles étaient dans leur lieu d’origine. Le matin a sa lumière irrémédiable qui couvre les quatre éléments du gouffre : l’eau, le rond noir qui paraît ainsi transparent et à ses côtés la faible profondeur avec des cailloux ocres, le rocher bleuté où l’on peut s’asseoir et au bord de l’eau le dos rose en arc de cercle de la jeune fille en vie, les jambes repliées et si elle les étendait le jaune dans l’eau les couvrirait jusqu’aux genoux. « La chaude lumière » égalise les surfaces, elle est le geste qui parcourt, unifie tous ces éléments de la toile qu’elle garde, possessive tant que cette scène, fraîcheur si l’on veut, restera, jusqu’à midi. L’heure a changé et si le soir survient les éléments – trou noir de l’eau, rocher peu brillant, ocre uni sans profondeur et le dos rose pâle – demeurent intouchés : « La vie… se dresse comme la vague, retombe comme celle-ci, recommence. » (Yves Bonnefoy).

Si le peintre est interprète, l’est-il du monde ou de lui-même ?

La Dernière Cène (Léonard de Vinci) met en lumière déjà l’abandon des apôtres. C’est éclairer ce miroir où ils se regardent trop et finissent dans l’eau troublée. Indifférents ils parlent trop, gestes qui notent leur impatience de quitter le maître et Judas n’a d’amour que pour sa bourse. Le corps intime, c’est à la fois le « tragique de l’inconnu » alors que ce qu’on lit surtout, c’est la facilité à tout changer en or et à transformer la pierre en pain ou l’eau en vin. Mais l’argent sur la table et dans la bourse n’altère pas ces métamorphoses, ces mouvements grâce auxquels le chef d’orchestre et le poète vivent et créent des souffles – ils savent que ce sont des vents marins. «  Un tableau doit avant tout reproduire la pensée intime de l’artiste, qui domine le modèle. » (Delacroix)
Le peintre ne passe jamais deux fois de la même façon devant les chardons bleus avant de descendre sur le sable jusqu’à la mer, chaque fois différente.

Georges Badin & Armand Dupuy, février 2012

Libellules, mes survenantes par Alain Freixe


C’était hier. Le temps des libellules aux ailes rouges. Alors l’étang de Canet-Plage/Saint-Nazaire aux vases mouvantes regorgeait d’anguilles, muges et grenouilles à ses bords, dans les sanils, sous les vrombissements des abeilles, des mouches et autres moustiques. Alors, sous l’olivier de Bohême, le vol rectiligne des chevaux du diable décidait de la lumière du désir.

Nos terribles temps de spectacularisation et de marchandisation généralisées ont éteint ces lieux de vie. Que plus rien ne grouille ni dans les eaux, ni sur terre, ni dans les airs! Asepsie/asphyxie. Contrôle sur l’exubérance des étés. Désormais, le soleil a ici la cruauté qu’il faut aux touristes dont le cœur horizontal ne supporte plus que les eaux lourdes et les rives molles du fleuve dans lequel ils se baignent mille et une fois.

Aussi quand il m’arrive de revoir une de ces survivantes, hier en bolide vient percuter le sombre aujourd’hui et le ciel s’ouvre. les sortilège sont rompus. La chance sourit. A nouveau. Au loin. Indestructible.

Alain Freixe,
Nice, les 4 et 5 janvier 2012

Les libellules en fin du jour

Les porte-fenêtres donnent sur la place ronde où les corps des platanes, offerts, lisses par endroits, montent aussi haut, souvent, que l’oiseau, pour si peu de limites, d’obstacles, de réseaux que le soleil traverse et rien ne nous sépare de la montagne, à portée de main sur la toile. La nuit s’est ouverte sur les jardins, les cyprès, l’espace sombre, la mare aux grenouilles dont la surface est verte, les sortilèges ou démons ne sont que des passagers du temps nocturne mais la libellule si matinale a effacé la noirceur, les traits qui se joignaient pour faire disparaître la montagne ovale, les élans de la rivière, elle a soumis au peintre toutes les couleurs de l’arc en ciel qu’elle a franchi. Elle se donne pour être vue, sécable, bleu passage comme la fleur frêle cueillie sur la colline pour Juliette par Victor Hugo.
Georges Badin

MATERIALITE DU SENSIBLE par Jean-Paul Gavard-Perret

I

Inondé de sueur, Badin se retrouve une fois de plus devant le support, la surface, entre le ciel et le faire. Il peint de sa main. De ses pieds aussi pour s’ancrer mais aussi pour bouger afin que tout s’efface et que se fasse le travail. Le présent, le passé, le futur simple de la forme et de la couleur s’inscrivent au rythme du cœur, du corps  et de la vie. Tout simplement.  L’artiste prend la peinture aux pieds de la lettre. Oublie le vernis. La peinture comme l’artiste peu à peu monte à la surface en un dialogue entre le dedans et le dehors.

Car tout être a besoin d’une vie sensée, d’un croisement harmonieux. Georges Badin l’a compris c’est pourquoi sa peinture nous croise et le croise. Formes et couleurs s’étreignent, se prolongent jusqu’à dépasser les bords. Elles permettent de réaliser ce qui n’a pas d’existence immédiate. Elle provoque l’élan au sein d’une autre corporalité mentale et de l’étrange volupté créée par le geste du peintre plus que par son regard.

L’émotion et la réflexion y sont induites. Et la peinture devient aussi pelliculaire que d’une densité charnelle. Elle réintègre le mental dans l’organique et fonde l’acte plastique sur leur union. Comme l’Amour. En ce sens l’œuvre de Badin est un acte « érotique » puisqu’il métamorphose le « paysage » en cérémonie. Mais l’érotisme est très particulier : il indique le passage du voyeurisme à la voyance.

La couleur chez lui tend un voile mais pour enchanter le lieu même de la peinture afin de réveiller des formes en sommeil. L’artiste les libère et le monde soudain mérite et nécessite une autre attention. Tout semble en attente d’être reconnu autrement en une sorte de rêve de la réalité. L’imagination remplit l’espace de formes. Le monde en palpite et s’y rêve par delà ses arêtes, ses surfaces, ses apparences, bref en ses dimensions dont la plupart se refusent au jour mais que Badin révèle.

Le réel est tronqué dans sa simple évidence. Sans la vibration étrange que propose le créateur, il serait estropié. En conséquence Badin apprend la lumière, comme la nuit permet de connaître le jour. Il invente des mouvements incessants d’énergie et de désir. Leurs « détours » ouvrent à des découvertes et une disposition à la curiosité de la vie.

La peinture à la fois produit un monde intérieur et extérieur, respecte l’un et l’autre au sein d’une tension toujours énigmatique, mystérieuse au sein de cette dynamique. L’artiste montre combien sont nombreux les mondes que nous ignorons. Il ouvre les portes sur eux. Des vérités omises s’aperçoivent. Une seule à vrai dire : celle du monde. La peinture dérange le réel, le fait battre autrement mais inséparablement. Etrange réalité de cette peinture. Sa puissance.

Nous ne sommes ni dans la réalité ni dans l’imaginaire : nous sommes dans un réel particulier. Il ne se limite plus à un simple théâtre du monde. La peinture n’est plus « du paysage », elle est paysage. Tout « site » est insituable. Pas de transposition, une hantise. Surgissement (pas la figure), l’apparaître (non l’apparence). Le tableau a lieu. Plus forte que le souci de complétude, l’exigence de l’ouverture sans laquelle la peinture se réduirait à un objet.

Par les couleurs Georges Badin met en cause la lumière. Le geste qui les jette est genèse. Passage du souffle repris et repris. Il est accomplissement de l’espace illimité mais qui doit cependant accepter des marges.

L’être dans son anthropomorphisme est absent mais il est tout entier dans chaque toile. Présent parce que l’ouverture des tableaux l’ouvre à lui-même. Il est présent de toutes les potentialités du corps. Et ce, en un embrassement mutuel avec la toile. Elle rayonne à travers chaque aire colorée d’une profondeur immanente.

L’espace pictural devient le lieu de rencontre et d’échange du quotient de profondeur et du gradient d’ouverture de la face du monde. L’artiste y organise des tensions ou plutôt des conspirations de couleurs. D’où la sensation d’espace immense par la rigoureuse formule du travail. Il fait que la couleur ne se mesure pas à son intensité mais à l’acuité avec laquelle en elle résonne l’espace.

Le peintre ne cherche pas le scandaleux mais le cinglant. Il met en branle un somptueux particulier presque paroxysmique parfois par prise de possession, par emprise sur la toile. Des pans larges d’émotions s’offrent à l’existence, à la présence. Il faut que ça dégouline. Comme si Badin se souvenait toujours des vagues entre les murs de l’océan et le ciel ruisselant. On ne sait plus à qui appartient le bleu. Ou les autres couleurs. Elles ne vont jamais seules. La solitude n’existe pas : il n’y a que des degrés de solitude auxquels l’artiste donne la substance suffisante.

II

On ne sait plus quand a commencé le voyage de Georges Badin On ignore toujours comment sa peinture va venir remuer la sensation Mais elle est là, rattache au vivant Soudain certaines jouissances lointaines griffent la toile, la secouent. Alchimie des audaces au rythme du tam-tam du diaphragme. Flots d’incertitude. Et voir le bleu du ciel. Car il se peut que parfois la peinture devienne relais cosmique. Sa stabilité fixe la volatilité de l’étendue.

De nouveau il s’agit de foyers de présence, de transparences fluides. Là où la peinture se fait tactile ne serait-ce que par le geste qui la crée. « Si tu veux voir caresse » disait Artaud. Badin ne l’a pas oublié. En ses cheminements, sur leurs rebords, parfois le bleu ultime est désert. Vibration de sa pureté presque blanche.

En ce sens sa peinture est un corps plein d’infini et d’éternité. C’est un poisson animé. Il retient dans l’attraction d’un ailleurs qui ne peut-être comblé par tentation de la vie. De toutes parts jaillissent l’ancolie du monde et les noces de neige. Les traces défont les foudres : l’ image y meurt pour renaître Langage.

Badin sait jeter la peinture dans l’air. Il peint et dé-peint . Dévalements, glissements. Pas de sédentarité. L’espace est colossal. L’artiste ne craint pas le mur Il crée ton propre classicisme, sa propre postmodernité. Etre peintre est plus qu’un métier, une manière spirituelle d’expression par les attendus physiques de la matière.

Peu à peu l’artiste n’a plus eu besoin de père ou de re-pères : il s’est trouvé lui-même et sans concession aux modes de l’époque. Il évite cette faiblesse que tant d’artistes s’accordent. Il ne recherche pas de raccourcis, de « mains tendues ».

Demeure une longue vadrouille, une aventure non programmée, un appel du large, du haut et du profond. Y voir la part irréductible de la liberté de l’artiste qui renvoie des chaînes au fond de la mer pour délivrer des bagnards.

Il faudrait en parler avec Badin dans un café minable où les corps se mêlent à l’ombre, aux alcools (puisque la fumée est interdite). Parler de la raison déraisonnable de cette aventure de peindre dans l’écoulement des jours.

Dans l’intérieur masculin, les formes s’animent De l’extérieur féminin, les lignes tracent les contours C’est une question biologique sans doute autant que de peinture. Peut-être que c’est ce qui fait que l’univers se tient. Ce n’est pas très poétique. Cette réalité aux contraintes physiques. Mais elle fait – aussi – la peinture de Badin. Créer c’est retrouver une connivence, conjurer l’illusion de certaines attirances de nuits trop noires où miaulent d’impossibles chats.

Jeu spontané des lignes. Le corps voyage. Ne dompte pas tout mais progresse. Les mains du peintre tournent autour des spectres. Entrelacs dénoués. Vagues qui tiennent Toute effraction laisse une trace. Le corps fait son métier de peindre et tant pis pour la tête.

Conversation au présent de tous les éléments visuels et picturaux actifs.  Tout est en jeux : la couleur, le trait, la juxtaposition, l’ajout de pigments purs. La définition, toujours plus de définition de la matière, du sujet et de la pensée qui sillonne le pinceau. Un geste se répand et chaque geste fait comprendre, petit à petit, l’obscur de ce qui s’ignore encore. 

Chaque geste est désir. Désir d’un rythme. Ses sons s’enroulent, s’enflamment ne formant plus qu’une unité de lumière. Parfois le vivre de la matière crée une rature de blanc.  Fureur, fureur qui soudainement s’inscrit dans la peinture.  Tous les éclats de lumière au milieu, au travers, dans et sur les côtés.  Le liquide. Tant de joie en temps réel dans le simple geste.  Dans la concentration, l’attention, la présence.

Badin oublie le Tic Tac qui file les heures du jour et de la nuit. Il mange de l’air, ressent ce besoin constant du temps qui attend l’étreinte du paradis perdu. Refaire le monde, l’histoire de cet amour sublime d’un vivre qui s’enfonce là où tout devient si intime – mais non à la manière pornographique du voyeurisme de la révolution sexuelle raté.  L’amour qui boit les océans et qui déplace les montagnes. 

En pénétrant la toile le peintre atteint une autre dimension.  Pour qu’il y ait passage, il doit y avoir différence signalant alors une limite parfois invisible qui sépare deux univers, deux visions, deux rapports au monde. Un désir prend de rechercher tous les modes par lesquels cette limite peut être transformée. Oser toujours retourner dans la faille, la matrice, le trou, le néant, l’incompréhensible, le chaos. Et passer outre avec un besoin d’indépendance plus grand que le laisser aller de la prise en charge. 
Tumultes. Le flux dont chacun fut le bord il faut le parachever. Badin est dans ses pas, en un rythme, en un renversement. Il se rejoint enterre son ombre. La trajectoire grandit sans fin au seuil de l’invisible. Hébétude et substance. La main qui peint ne cache plus l’avenir. Au contraire. Elle rayonne de la lave qu’elle répand. L’envergure sans cesse. Nous voyons d’une densité toujours plus forte.

Parfois saturation progressive ou presque. Convergence sans ombre dans une cavité au centre de l’impensé. Délivrance parfois quand l’étoile monte parce que Badin la hisse. Etendue de ce qui ne peut être dit. Poids du diaphragme pour créer la chute qui ne tombe pas.

Du jaune, du bleu. Tout est mouillé partout et doit sécher. Les pinceaux glissent facilement.  La couleur est dans le flou, mais tous les plans sont à leurs places.  Le corps et le mental. La gestualité. L’expression corporelle. La couleur et la matière. Le cœur. Le féminin. Le masculin. Image affect. Suspension et lutte. Méditation. Maturation. Envol de la singularité. Sensation. Ouverture sur le ciel.
Ni excavation, ni érection : dépositions. Les divisions s’effacent au d’une croissance. La forme, la matière, la couleur, la technique s’associent de manière indissoluble pour faire de l’œuvre de Badin une re-création. Un art totalement étranger à l’homme et à la nature mais tout aussi profondément en eux.
Prendre conscience de la vulnérabilité de la présence. Rappeler notre condition, ce dont nous sommes faits, de la poussière de la terre. Il faut l’audace. Sonder les plus intimes secrets. Ils surgissent des songes de la nuit Pour s’approprier, maîtriser les formes Les matières matérialisent, l’avant-plan s’abstrait, dripping en quelque sorte. L’imprégnation et le geste de ce qui est le plus étranger mais tout autant intime et consanguin. La rage de faire oscille entre le retrait pudique et le crime abstrait. Orgasme de la substance et le solipsisme de l’air. Retour attendu, réveil pressenti. A la vie.

Jean-Paul Gavard-Perret

Michel et Marie-Jo

Marie-Jo et Michel : « De toute manière, le tout fera une désorganisation. » (John Cage)

Avec La Modification et après tant de pages peut-être mises à mal par la poésie qui naîtra vite, l’auteur ne s’en tiendra plus à une formule dont il verra vite qu’elle l’enserre. Mais peut-être fallait-il qu’il soit rassuré et comme protégé de tout écart.

Venise, trop fervente pour être docile, si forte qu’elle rassemble les regards, si nuancée qu’aucun arrêt ne la saisit : le poète a des mots tels des rivaux aux ors, à l’ éternité de la ville et il les donnera en secret à l’amoureuse.
Il aurait écrit Marie-Jo et sans cesse il aurait voulu ajouter à ce prénom les deux lettres I E, pour faire joie, pour que ce nom soit dans la présence qu’il souhaitait inlassablement, et la durée serait dans tous ses états.

L’oiseau, le chant, ils persistent en lui, ils établissent une durée, ne fléchissent pas, avant le lever du jour ils gouvernent le tilleul, ne laissant aucun passage à la lumière, ils défont les limites après les avoir brûlées comme des barrières de bois.

Quand bien même l’objet serait un lieu ( Venise ) – le poète l’écrit vite, imprudemment – il ne faudrait pas s’y arrêter mais laisser libre cours aux quelques phrases qu’il note et les allers et retours entre elles et le poète seront des territoires qu’aucun jugement, aucun interdit ne troubleront.

C’était vécu sans qu’il songeât à des appuis : « Un seul être vous manque », le prénom qu’une voix évoque répond si peu, le poète alors cache l’imparfait dans les plis de la robe, ne voulant pas être pris au dépourvu, il imagine de nouvelles rencontres dans les lieux où ils se retrouvaient pour rejoindre dans l’écriture, en évitant la fureur , l’inconstance du sur-place, une durée semblable à cet amour entre eux où aucun mot de partage n’était souhaité.

Les écrits que le poète envoie au « teinturier des muses » sont en vue d’un livre. Le titre serait « De l’amour et de ses suites inexorables ». Il a attendu, espéré que la couleur rose, unie, le préserverait de toute embûche, ferait de ce blanc sur la page l’amour idéal, sans aucune brisure mais avec la volonté qui le tient au libre parcours que proposera le livre, il ne s’opposera pas à toutes les aventures colorées, rejoignant ainsi Venise et les enfants qui crient, fleurs, couronnes, encens, l’eau du grand canal, comme une route. Ce qu’il y aurait dans ce rêve fait à Venise ou plus tard à Cambridge : des reflets en trompe l’oeil, une suite d’instants qu’on ne peut approcher et qu’on regarde avec envie.

Dans les allers et venues des images de Venise ou d’autres lieux, nulle contrainte ( rien ne les oblige à emprunter telle rue, à aller vers tel monument), et donc cette liberté proche de l’amour à laquelle tous deux sont soumis sans que le joug fasse sentir sa forme ni son poids. Et il ne se détache jamais de la page qui peut s’étendre sur le sol ou bien voler, qui naîtra avec le jour, du moins il a cet espoir, et ne s’achèvera pas avec la nuit, avec ses flammes et sa lumière immobile, dans un état « d’être et de combustion » (Yves Peyré).

Où seriez-vous – vous vivriez sans attaches – si elle et lui ne s’arrêtaient pas sur ces personnages petits, grimaçants, les mains tendues comme s’ils voulaient sortir du mur de l’abbaye, parler, agir, se faire connaître ? Où seriez-vous si elle et lui, enveloppés dans une chaleur souhaitée, n’étaient pas à ce moment-là tenus dans un mouvement régulier de vagues où se suivaient le silence et le bruit ?
La ligne qu’elle et lui parcourent est droite, se confond avec le chemin de terre qui monte sans que l’effort se fasse sentir, peut-être proche du désir s’il ne s’arrête pas, mais en prononçant le mot, il ne lui donne aucune vérité : et l’arrivée est à ce figuier à flanc de colline. C’est un arrêt. Les feuilles offertes, en haut, en bas, sont des mains qui les accueillent, les protègent, les rapprochent, sans que la couleur intervienne, s’impose.
Le temps des incertitudes n’avait aucune place ici, tant étaient unies l’offrande des mains du figuier, la descente dorée de la colline, le feuillage vert au-dessus du gouffre, si continue était la couleur bleue du ciel qui n’aurait aucun terme, même vers le jaune de la dune.

Georges Badin

Butor/Badin : une collaboration artistique singulière

On connaît de mieux en mieux l’importance de la collaboration artistique dans l’œuvre de Michel Butor grâce à plusieurs films documentaires ou à diverses expositions que l’on a pu voir en France et à l’étranger. En revanche l’étude proprement dite de cette  collaboration, notamment avec les peintres et plasticiens, reste encore mal explorée et ce, principalement, du fait de la difficulté matérielle d’accéder à ces œuvres. Il convient cependant de signaler le très beau livre de Patrick Longuet, intitulé Attachements, consacré récemment à la collaboration entre Michel Butor et le plasticien Pierre Leloup.
Difficulté d’accès aux œuvres qui restent confidentielles, mais aussi grande multiplicité des œuvres, puisque Butor peut travailler avec un très grand nombre de peintres et de plasticiens pendant des dizaines d’années de façon plus ou moins régulière : on aura donc toujours, dans ce type d’étude, l’impression que l’on n’arrivera jamais à faire le tour complet de l’œuvre, que l’on est dans le débordement. Mais l’essentiel dans le cadre de la recherche actuelle n’est peut-être pas d’être exhaustif concernant la présentation des documents et des œuvres (cela viendra progressivement), mais plutôt de saisir la singularité des grandes collaborations  qui nous révèlent chaque fois une facette différente de l’énergie créatrice de Michel Butor.
Nous nous sommes proposé d’évoquer aujourd’hui le travail en commun de Michel Butor et du peintre Georges Badin, car il s’agit d’une collaboration singulière à plus d’un titre, outre le fait qu’elle nous a semblé entrer en résonance directe avec l’intitulé du colloque: Les graphies du regard.
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I. UNE COLLABORATION SINGULIERE

Singularité d’abord dans le fait que nous avons d’un côté Michel Butor écrivain et poète qui n’hésite pas à se faire plasticien, par exemple dans sa correspondance, dans son goût pour les pliages et dans certaines interventions colorées de quelques-uns de ses ouvrages; de l’autre côté nous avons un peintre, Badin, qui a été d’abord écrivain, qui est aujourd’hui essentiellement connu comme peintre, mais qui peut, à l’occasion,  écrire des textes de forme brève où se mêlent le poétique et l’essai critique: on peut lire plusieurs de ses textes sur son site internet ainsi qu’une publication récente de 2009, intitulée « Livre à deux voix »  parue chez Aencrages and Co. En revanche lorsque Butor et Badin œuvrent en commun chacun reste dans sa partie spécifique : Butor écrit les poèmes, Badin peint. Il y a comme une frontière qui est respectée.
Autre singularité : Badin et Butor connaissent leur travail respectif au moins depuis l’exposition intitulée Toiles libres, au château médiéval de Fougères en 1976, présentée par Michel Butor où Badin exposait avec d’autres plasticiens. Mais, on peut dire que la collaboration Badin/Butor commence véritablement au cours de l’année 2000 (plus d’une vingtaine d’années après Toiles libres) avec une œuvre intitulée Le jardin Catalan. C’est donc une collaboration artistique pleine de jeunesse à laquelle nous avons affaire, qui n’a pas beaucoup plus d’une dizaine d’années. Badin et Butor ont alors 75 ans lorsqu’ils commencent à travailler réellement ensemble.
Enfin l’auteur et l’artiste ne se sont rencontrés concrètement qu’une seule fois ; en tout et pour tout deux ou trois appels téléphoniques ont été échangés depuis qu’ils travaillent ensemble :  les échanges se font par lettres et par envoi d’œuvres à travailler. C’est le faire-avec ici qui prime sur l’être-ensemble. Ou plutôt le faire-avec est une expression privilégiée de l’être-ensemble.

Je voudrais évoquer maintenant quelques éléments qui me semblent importants concernant Georges Badin pour mieux le situer :

II. SITUATION DE GEORGES BADIN

Né en 1927, il appartient donc à la même génération que Michel Butor. Il fut Directeur du Musée d’Art moderne de la ville de Céret de 1969 à 1986, il a participé au mouvement  Textruction, de 1970 à 1974.
Je rappellerai que Textruction s’organise autour de quelques artistes : Georges Badin donc, Gérard Duchêne, Michel Vachey, entre autres, qui ont aussi travaillé en collaboration avec Michel Butor. On peut dire que Textruction met au centre de sa pratique la présence des lettres et des mots dans la peinture, ce qui montre évidemment un point de convergence avec la réflexion de Butor  qui publie Les mots dans la peinture en 1969, au moment où naît Textruction.
En même temps la peinture semble être choisie comme un langage capable de « surpasser » l’écriture, d’où le jeu de mots avec Destruction (du texte donc) ;  l’écriture est alors perçue comme un langage qui ne peut tendre suffisamment vers l’Absolu, elle semble marquée par le sens arrêté des mots et des phrases; un sens qui fait arête, se limite, se dé-limite dans ses déclarations. Pour montrer la constante de cette approche on pourra citer une réflexion récente de Georges Badin (qui date de janvier 2011): « la vraie écriture, dit-il, aurait été de déjouer toutes les affirmations et de les mettre en doute ».
On note donc la remise en cause du langage verbal, ce qui souligne le caractère critique du mouvement Textruction, ainsi que l’appel à une écriture « autre »; en même temps il s’agit de donner la parole au corps tout entier, d’insister davantage sur la pratique individuelle du peintre plutôt que sur la cohérence du sens, et de considérer en somme la processus de production de l’œuvre comme plus significatif que l’œuvre finie elle-même (comme pourrait le dire Barthes).
Pour Badin, c’est ensuite, à partir de 1974 une période « abstraite » (mais l’artiste se méfie de ce mot) où il s’agit plus exactement, comme il le déclare de : « défier la limite, voilà l’œuvre du peintre. Ni figuration, ni refus du signe, mais l’illimité des sujets ».
Je passe maintenant à l’état des lieux de cette collaboration.

III. ETAT DES LIEUX

On peut recenser dans cette collaboration une bonne vingtaine d’œuvres connues, mais il faut y ajouter un certain nombre de déclinaisons sur des supports variés (qui ne sont pas prises en compte même dans le catalogue de l’Ecart où Butor recense en principe  toutes les réalisations en collaboration); il faut y ajouter des textes qui viennent d’ailleurs, écrits pour d’autres artistes (comme cette strophe du recueil « Sueurs du temps »  ou « L’œil du cyclone ») ou qui tout simplement proviennent de ce Magasin poétique intitulé « Au jour le jour » où Butor amasse sa production poétique quotidienne : il s’agit donc en l’occurrence de textes migrateurs. Certains poèmes se cristallisent à partir de l’œuvre de Badin, en l’occurrence, mais aussi à partir de là, ils peuvent se disséminer dans différentes configurations. Ainsi Le Jardin catalan :

Sur les seize poèmes qui le composent : on va retrouver 11 poèmes dans L’Horticulteur itinérant, distribués dans les sections les plus diverses : « Du balcon basque », « Du promontoire catalan » (évidemment), « Du bosquet chinois », « Du labyrinthe levantin », « De l’échappée nordique », « De l’embarcadère vénitien ». On remarque ainsi que l’image du « jardin catalan » se propage sur d’autres zones géographiques : il se dissémine autour du monde.
Malgré cette mobilité des textes, malgré les supports les plus variés, essayons tout de même de faire le point sur les œuvres de cette collaboration, que l’on classera en deux grands ensembles :
Tout d’abord un ensemble traditionnel composé par des livres d’artistes manuscrits (comme Naissances, La Solitaire…), ou livres imprimés, éventuellement rehaussés de peintures, ou avec des reproductions d’œuvres comme Survivre ; enfin des livres d’artistes incluant des photographies, ce qui peut impliquer un troisième artiste (Eric Coisel, Maxime Godard…), mais pas nécessairement, notamment lorsque les photos n’ont pas d’auteurs spécifiés comme dans le cas de l’œuvre intitulée L’Amateur lointain).

Le second ensemble apparaît nettement plus hétéroclite ; il comprend :
-Les toiles libres de Badin comportant, sur l’un et l’autre côté, des poèmes de Butor;
-Les livres-objets faits de différentes formes et matières comme : les Eventails, les Assiettes de pique-nique ou les Parasols (ceux-ci sont visibles sur le site internet de Badin).
-On peut aussi y ajouter des montages où sont associées des Photographies d’Eric Coisel/la Peinture de Badin/et des Poèmes de Butor.
 
Je vais évoquer deux œuvres  de ce second groupe pour montrer que la rencontre du texte et de l’œuvre plastique ou picturale n’est jamais arbitraire : il s’agit d’une toile libre et d’un livre-objet :

 
IV TOILES LIBRES ET LIVRES-OBJETS

Les toiles libres peintes par Badin sont intéressantes car elles offrent deux belles surfaces d’écriture ; sur l’avers et sur l’envers de ces toiles, Butor manuscrit des poèmes, si bien que l’on peut considérer chacune de ces toiles comme une immense page, une super page d’un livre extraordinaire.
1) Si l’on observe la toile intitulée TORSE/CARREFOUR on remarque que le choix des deux poèmes retenus par Butor forme un système, ils s’opposent et se répondent; ils forment une œuvre à deux poèmes : essayons donc de voir en quoi ils constituent chacun une réponse à chacune des surfaces peintes par Badin en même temps qu’ils peuvent dialoguer l’un avec l’autre.
Remarquons d’abord le fait que la super-page où s’est écrit CARREFOUR  est composée de quatre pages frontales où sont disposées les quatre strophes ; ces pages de couleurs sont presque indistinctes ; tout au plus remarque-t-on des dominantes où se répartissent le rouge, le vert et le jaune. Or la problématique posée par le poème CARREFOUR, c’est justement (je cite) qu’il
« nous faut choisir/entre quatre impasses/et les inspecteurs /avec leurs matraques/ne nous laissent pas/le temps d’explorer/parois et recoins/pour y découvrir/dans quelque fissure/l’air annonciateur/d’un couloir secret. »
Les quatre pages quasiment similaires figurent ces quatre impasses du carrefour évoquant donc ici l’univers du piège.
Si l’on se tourne maintenant vers la face où s’est écrit TORSE, les quatre pages frontales en revanche sont très clairement différenciées et sectorisées. Il faut comprendre le poème comme le rêve d’un torse humain qui imagine la poussée de ses quatre membres ; le torse immobile va se métamorphoser en un nouveau corps mobile et hypersensible, totalement transfiguré, en même temps que chaque page apparaît comme un nouvel univers à explorer :
« En prolongeant ce paysage/voici des coudes et des mains/pour palper dans les lits de brume/les mousses de la découverte/les collines et les ravins/tapissés d’algues et coraux/».
Les poèmes dialoguent donc avec leur page de toile mais ils entretiennent aussi des liens entre eux, car la fin de CARREFOUR voit la toile-piège devenir une toile salvatrice puisque un vol d’oiseaux-rocs vient saisir les prisonniers « pour nous transporter/de l’autre côté du mur des supplices »; tandis que dans TORSE on assiste à un envol des « sirènes » initiatrices d’un nouveau monde amoureux. Vol et envol conviennent à cette toile libre que l’on peut aussi imaginer comme un tapis volant au moins à travers la référence à l’oiseau-roc qui apparaît dans Les Mille et une nuits.

2)  Les livres-objets

Si l’on s’intéresse maintenant aux livres-objets, dont on rappelle brièvement qu’il s’agit d’objets sur lesquels le poète a écrit ses textes et poèmes et qui deviennent du coup des images originales du livre traditionnel – de façon générale il faut noter la faible valeur des supports dans cette collaboration (ce n’est pas le cas, loin de là, avec d’autres artistes) ; ici donc : assiettes en carton, bouteilles de vin vide, éventails en  papier, morceaux de bois de récupération, contreplaqué, etc. ; mais précisément l’usage de la couleur et la valeur du texte poétique vont provoquer une véritable rédemption artistique de la pauvreté du support. Il y a donc une continuité ici avec les toiles libres qui n’avaient pas de prétention à se présenter tendues comme des tableaux, et qui ne réclamaient pas, dès l’abord, d’être regardées comme des œuvres d’art.
 Si l’on retient comme  livre-objet de référence l’assiette de pique-nique peinte en rouge avec une tranche de blanc dans la partie inférieure, on peut lire ce texte qui épouse la courbe du fond du plat et se présente sous forme de trois distiques, non sans rappeler la forme brève et l’esthétique du haïku japonais:
« Une gorgée de vent/une pincée de poivre »
« L’épée de Damoclès/ sur l’abreuvoir du temps »
« Les lambeaux de nos vies/sur le gril des frissons »
Tel est le repas ici proposé où se mêlent la distanciation humoristique des évocations culinaires avec le sérieux de la méditation sur le bonheur éphémère et la finitude de notre vie à travers, entre autres, la référence à Damoclès (le courtisan de Denys l’Ancien, IVe s.). On peut dire que l’assiette de pique-nique, l’éventail ou le parasol appartiennent à la même problématique manifestant dans un premier moment une signification d’insouciance, de vacances, de légèreté, mais les poèmes ou bribes de poèmes, dans un second moment, donnent une profondeur toute nouvelle à ces objets : plus l’objet semble futile, plus la couleur le domine, plus cette couleur rouge sang ici  entre en consonance avec « les lambeaux de nos vies », le contenant prenant la couleur du contenu, le texte s’éclipsant alors sous la couleur, une fois qu’il lui a suggéré la direction du sang.
 
Je voudrais maintenant évoquer quelques thèmes butoriens qui se trouvent  « éclairés » ou colorés par la peinture et l’influence de Georges Badin  (avant de proposer l’éclairage inverse : la manière de Badin, vue par Michel Butor)
 

V. LES THEMES BUTORIENS ECLAIRES PAR LA PEINTURE DE GEORGES BADIN 

1. Tout d’abord l’image du jardin d’Eden que l’on retrouve dans certains titres importants de cette collaboration comme Le Jardin catalan, Jardin d’épiphanie, où L’Académie des jeux floraux; ces poèmes sous-tendent le motif de la profusion végétale qui apparaît notamment dans le poème intitulé « Cascade végétale » et qui implique le croisement des espèces et des genres, ainsi que l’art des combinaisons et des hybrides, ce qui peut être considéré comme une figure de la collaboration.
Ce modèle végétal, à travers cette image de la profusion notamment, peut se présenter comme une image du peintre aussi bien que du poète qui sont tous les deux des producteurs intenses et rapides de textes et de peintures : Badin peut peindre « à perte de vue » dit Butor, tandis que le poète voit en lui-même se dérouler une phrase « commencée l’année passée/et même au siècle dernier/se ramifiant obstinée/à travers générations » (derniers vers du poème « Energie sylvestre »).  Badin est lui aussi concerné par cette phrase qui se ramifie, se métamorphosant chez lui en une écriture que la vitesse d’exécution rend indéchiffrable.

2. Un second thème butorien, bien connu, est celui du voyage exploratoire; mais dans la collaboration avec Badin, il faut non seulement parler de déplacement géographique mais il faut aussi évoquer les explorations aussi bien minuscules qu’intersidérales (Naissances), sans parler des voyages dans « l’envers du décor ». A titre d’exemple j’évoquerai l’œuvre intitulée En coulisse qui nous fait voyager à l’intérieur d’un théâtre avant que le spectacle ne commence, les traits noirs du peintre se transforment pour le poète (entre autres) en câbles électriques, les connexions s’opérant grâce aux éclairagistes qui ajustent les projecteurs. N’est-ce pas là aussi une image de la collaboration et de l’illumination qui en résulte ?

3. Un autre thème est centré autour du monde de la corrida. C’est une sorte de figure imposée par Badin, qui vit dans un sud ouest de la France très marqué par cette tradition. On remarquera qu’il s’agit d’une thématique qui pose problème à Butor, ce qui apparaît bien dans le titre de l’œuvre «L’amateur lointain», ainsi que dans la mise au point initiale : « Je ne fais pas partie des aficionados. Je préfère qu’il y ait l’écran de la peinture entre le mystère et moi-même. Alors je peux approfondir ma fascination, remonter aux couches profondes, devenir enfin minotaure et Thésée, réveiller dans l’alambic de l’arène l’alcool des millénaires enfouis ». Poème à la fois épique et tragique, L’Amateur lointain se fait aussi poème didactique, rappelant à bien des égards le texte « Delphes » du Génie du lieu. Par l’éclairage de la corrida on retrouve donc enfoui une des réflexions de prédilection de Butor qui se rapporte à « l’étagement » des mythologies.
A noter que les distiques que nous avons cités précédemment, figurant sur l’assiette de pique-nique, sont tirés d’une section de L’Amateur lointain qui s’intitule : « Rafraîchissements pour la corrida ».

4. Un quatrième point concernant spécifiquement cette collaboration Badin/Butor, c’est  le défi du poète qui veut montrer au peintre, jadis écrivain, qu’il était possible de peindre avec les mots sans nécessairement passer sur l’autre rive comme l’a fait Badin. Pour Butor il faut donc tenter de hisser la parole poétique au niveau du langage de la peinture; d’autant plus haut que Badin est, selon Butor, le « teinturier des muses ».
Pour rendre compte de cette émulation entre poésie et peinture, Butor peut se lancer dans une variation sur une seule couleur et ce sera le poème « Soufre » intégré dans « Le Jardin catalan » dont toutes les strophes constituent une variation sur le jaune ou encore le poème « L’Académie des jeux floraux » (à l’origine écrit pour l’artiste italien Leonardo Rosa) qui est une variation sur le rose. Enfin, la lumière brillante de l’acrylique, peinture caractérisée par sa brillance, régulièrement utilisée par Badin, est évoquée dans le poème « Drapés de laques » : l’acrylique apparaissant notamment sous la forme d’une « étole de cristaux/taillés en écailles si fines/qu’elles ruissellent sur les yeux ».

5. Enfin dernier point, très régulièrement évoqué dans cette collaboration, c’est la proximité des âges entre Butor et Badin. Le temps qui avance est une préoccupation pour ceux qui ont une grande partie de leur vie derrière eux : on rencontre ce thème dans « Amis au loin », poème qui conclut « Le Jardin catalan »,  dans le poème « Durer » qui conclut « 24 Trièdres », et surtout dans le poème « Je diminue » qui termine l’œuvre intitulée « Survivre » (paru chez AEncrages and C° en 2010) et dont je cite l’avant-dernière strophe:
« Ce qui diminue sûrement/ c’est le nombre de jours qui reste/ à vivre on ne peut le savoir/que lorsqu’on arrive au dernier/alors les autres se souviennent/font des calculs et aperçoivent/le moment fatal approcher/dans l’ombre des rétrospectives ».
Mais dans une très belle réalisation intitulée Lâcher du lest, qui est un livre en accordéon, Butor montre la complémentarité (plus exactement peut-être la réversibilité) des âges : d’un côté la couleur jaune, celle de l’enfance et du sable que l’on jette par-dessus bord joyeusement, lors des anniversaires, symbole de l’énergie vitale; de l’autre côté la couleur orange du soleil couchant qui entrouvre l’univers, à travers le regard et l’expérience de l’octogénaire :
« Lorsqu’on a quatre-vingt ans/on raconte des histoires/pour endormir les enfants/ on devient marchand de sable/remplissant les sacs vidés/permettant de ralentir/le passage à l’âge adulte ».

Pour terminer cette brève étude je voudrais évoquer quelques aspects caractéristiques de la grammaire de G. Badin : quels sont les procédés du teinturier des Muses ?

VI. LA MANIERE DE GEORGES BADIN VUE PAR MICHEL BUTOR

a) On ne reviendra pas sur le trait scriptural qui traverse la peinture de Badin – ce « presque l’écriture » évoqué par Butor.
b) On soulignera en revanche l’importance de la matérialité de la toile, du papier, du bois qui sont comme des écrans de projection de la nature elle-même, ce que Butor appelle « les appels des plantes », et qui sont comme autant de vues partielles du Jardin d’Eden originaire.
c) Par ailleurs, de même que nous avons affaire à une ébauche d’écriture dans la peinture de Badin, de même nous sommes en face d’ébauche d’images. Presque rien n’est identifiable, seules règnent les couleurs et leurs modes d’apparition localisés:
« L’or brûle par ci/le vert germe là/ le bleu prend son vol/ou sa profondeur/le rouge épanouit », déclare Butor
Ici, ce sont les couleurs qui sont en action, de façon distincte, singulière, et sur un mode que l’on pourrait qualifier d’essentialiste, comme si le jaune d’or devait toujours brûler, le vert toujours germer, le bleu toujours s’élever ou s‘approfondir, le rouge toujours « épanouir ».
[On pourrait ici faire une petite note sur la « tache », comme un premier clin d’œil à Walter Benjamin dans le sens où il y a des taches de peinture chez Badin. Or on sait que pour Benjamin, la tache est l’essence de la peinture. La peinture de Badin intègre naturellement le barbouillage et la salissure, qui sont comme des garanties de l’authenticité de cette peinture. (Ce n’est pas du tout la salissure dont parle Barthes à propos de Cy Twombly, qui relève d’une « dialectique subtile », dans la mesure où il s’agit d’un « savoir faire de ratages superposés, rendus visibles comme un palimpseste », in Sagesse de l’art, Tome 5 des OC, p. 690). Pour accepter de se livrer à la tache il faut ici une déconstruction du métier, mettre à l’écart des grilles de valeur esthétique, retrouver une innocence, une sorte d’enfance de l’art dans le dessein suprême de laisser vivre la couleur à l’état brut.
Par ailleurs chez Badin les traces « intentionnelles » aussi bien que celles qui font « tâche » sont prises dans des mouvements qu’elles dessinent avec leur flou autour; peut-être faudrait-il à ce propos parler d’« aura » (c’est le second clin d’œil à Benjamin). En tout cas l’ensemble de ces traces de couleurs permettent de lire le corps qui a vécu sa passion en peignant, le corps du peintre dans son travail, la vitesse ou la lenteur des gestes, son énergie et sa façon de prendre possession des surfaces. il s’agit en somme de restituer (ou mieux de préserver) une Présence.]

d) Dans d’autres cas, pourtant, les couleurs fusionnent et l’on ne peut plus en distinguer aucune nettement; ce qui prime alors c’est le pluriel, avec un effet de submersion (Toile libre Carrefour):
« ici les mélanges/et là les contrastes/les répercussions/réverbérations/marées de nuances »;

e) la séparation et les frontières déjà rencontrées dans l’étude de la toile libre (Torse/Carrefour) sont des complémentaires antithétiques de la fusion, des découpages structurants qui aimantent les polarités différentes (une physique des intensités):
« Parfois ce qui vient/invite au partage/on va découper/pour mieux accueillir/ce que l’on devine»;
Il faut insister sur ces découpages dans la toile car c’est par eux que, chez Badin, la toile est perçue comme une « habitation » (cette notion rappelle le fameux texte de Butor sur Mondrian dans Répertoire : « Le carré et son habitant »); ce sont des séparations qui font office de seuils et de cloisons :
« Alors on saisit/brosses ou pinceaux/pour délimiter/portes et lucarne/
« C’est une autre toile qui vient s’essayer/ c’est une autre chambre…»

f) Mais peut-être faut-il souligner que ce type de pratique picturale qui donne une telle importance à la couleur, avec ces contrastes qui concourent à l’harmonie, est directement en relation avec la musique : Butor sera très sensible à cet aspect musical des œuvres du peintre :
« voici des grilles/pour localiser/l’oracle des gongs/…
/les chants retentissent/de cloîtres en nefs/de cuivres en bois
Pour les retenir/les encourager/des fouets de paraphes/comme les signaux/du chef d’orchestre »
g) Le moment suivant, ce sera donc la rencontre des peintures et de l’écriture, et donc la naissance d’un livre; on en trouve l’évocation dans le livre intitulé Naissances (en 3 exemplaires, dans la collection Mémoires); il s’agit d’un livre que Badin a peint en fond noir, pour marquer sans doute le mystère et la profondeur de toute naissance,  transformant l’habituelle page blanche en une déroutante page noire, et provoquer ainsi l’écriture à se peindre en blanc pour en souligner sa force virginale. Je cite la strophe consacrée à la « Naissance d’un livre » :
« quelques notes dans un carnet/pianotage sur le clavier/version sur version raturer/je n’y arriverais jamais/maintenant je vais recopier/mais comment faire pour écrire/sur ces pages noires je vais/commencer par quelques essais. »
En principe le poète transmet son texte au peintre qui se laisse imprégner par le texte, réagit à des mots ou des images en relation avec son propre univers personnel; une fois que le livre d’artiste a été travaillé par le peintre il l’envoie enfin au poète qui écrit son poème dans les plages qui lui restent.
Le peintre ménage des espaces, des zones de blanc qui vont former des lieux de rencontre, qui correspondent à des pages déjà colorées, qui ont donc déjà une identité. Mais parfois le peintre laisse des pages entièrement blanches ou presque; ainsi dans La Solitaire (œuvre réalisée en 2010) s’installe une respiration de pages blanches laissées  au poète par le peintre; de même pour 24 Trièdres. Mais il arrive que le poète soit obligé d’écrire son texte carrément sur la peinture.
Ces différents dispositifs induisent des effets de sens. Dans La Solitaire les pages blanches sur lesquelles écrit le poète, symbolisent le vœu de celle qui parle puisqu’elle est animée par un désir d’invisibilité; en revanche la grille bleue qui entre directement en dialogue avec les deux dernières strophes de La Solitaire renforce l’image de l’interdit qui se traduit par des vers comme : « la voie d’invisibilité /m’apparaissant soudain barrée » ou « Il me faudrait me dérober/derrière un mur ou un écran ».
Dans le cas de Naissances presque tout le texte de Butor baigne dans la lumière noire, on peut comprendre que les mots naissent de la nuit, ils luisent d’une lumière blanche, et entrent alors en correspondance, en analogie, avec le cosmos; les strophes apparaissent comme des satellites des puissantes masses picturales qui figurent des planètes; d’autres mots isolés, écrits en bleu, sont des satellites encore plus petits, des mots-strophes qui brillent à une distance encore plus grande (il y a ici des effets d’échelle); ils sont dispersés sur la page pour pouvoir l’équilibrer et renforcer aussi l’impression de l’immensité, donner l’impression d’une lumière qui vient de plus loin. Donc ici par le choix des couleurs (le blanc, le bleu), c’est le poète qui devient peintre dans le sens où son intervention possède de fortes implications visuelles. Et c’est donc le peintre Badin qui, par sa manière, a appelé ici ce type d’interventions butoriennes.

f) Lorsque « les pages sont mûres » et que l’on a « passé la main », cela signifie que le peintre et le poète agissent de concert. Or si les arts collaborent à ce point et si régulièrement, c’est en l’occurrence pour agir sur le monde à travers une fonction critique. De ce point de vue la fin du « Teinturier des Muses » est très claire :
« Les panneaux sont prêts/pour manifester/troubler les festins/des puissants du jour/par leurs inscriptions
Balthazar Ubu/tyrans milliardaires/songes et mensonges ».

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En conclusion je voudrais simplement évoquer une expérience personnelle concernant  l’ouverture et la lecture de certains livres de Badin (Image de 24 Trièdres):
Cette ouverture est parfois impossible, dès les premières pages l’épaisseur de la peinture a formé par endroit des plaques de colle au point qu’il y a risque d’abîmer l’œuvre pour la voir et la lire: le poème sort ainsi d’une déchirure toujours possible. Les pages restent collées entre elles même lorsque le livre a été lu antérieurement; on dirait que la peinture se refuse à sécher complètement.
Parfois on recule devant le risque : on saute des pages collées, en espérant y revenir plus tard, avec plus de doigté, avec plus de chance : il  faut savoir alors se résoudre, devant de telles œuvres, à une lecture incomplète.

Lucien Giraudo

La proximité du peu d’Armand Dupuy

Aussi loin que je me souvienne, c’est lors de promenades en famille qu’il m’a été donné d’entendre, pour la première fois, cette phrase qui me ferait tant d’effet. Nous longions le cimetière des frères dominicains puis nous traversions les bois jusqu’à déboucher, par les chemins de terre serrée, sur le couvent Sainte Marie de La Tourette. Au printemps, l’édifice se détachait gris net dans la lumière froncée  des dimanches après-midi. Mais, ce matin, cette phrase qui n’est jamais bien loin bouge à nouveau. Elle bouge parce qu’on m’a dit, alors que je faisais défiler trente pages d’un carnet de Georges Badin devant deux yeux pas faciles, ce que j’avais entendu dans la bouche de mon père, il y a plus de vingt ans. Il parlait de la façade rêche du couvent sur pilotis de Le Corbusier: « ça de l’art… moi aussi je peux le faire! ».
J’ai pourtant dû savoir, par instinct, que certaines choses tirent leur grand pouvoir de l’ignorance qu’elles nous donnent à toucher. Pour cette raison, peut-être,  sans que j’en sois vraiment responsable, mon jugement s’était suspendu. La façade nue se tenait dans son évidence énigmatique (et l’écrivant, je ne peux pas ne pas songer aux tableaux de Jérémy Liron qui montrent de façon quasi obsessionnelle cette forme de présence) telle la phrase de mon père, posée comme une vitre seule et sale dans le paysage.
Alors, ce matin, une nouvelle fois, j’aurais pu me rendre aux évidences, en tournant ces pages de Badin. Tout le monde peut… Pourtant, j’étais déjà intrigué, enfant, par le simple constat que très peu s’y jettent comme le font Badin et d’autres, de toutes leurs forces, toute leur vie, avec une une indiscutable nécessité.  J’étais moi-même le terrain d’une  telle incapacité. Je voulais être peintre, mais ce qui d’une certaine façon m’aimantait, m’était conquête impossible. Le moindre trait me répugnait et n’était jamais qu’un trait loupé sous ma main. C’est donc dans cette tension « je peux le faire / j’en suis fondamentalement incapable » que je me suis installé, durant des années, sans pouvoir m’expliquer clairement dans quelle mesure il était légitime d’appeler ça de l’art. D’ailleurs, je me suis toujours bien mal défendu. Et s’il fallait défendre ma personne, contre ceux qui savent et peuvent, tout autant que l’œuvre, c’est que j’étais mis en cause. L’expérience intime à laquelle l’œuvre me permettait d’accéder était facilement dévastée par quelques phrases. Il m’est longtemps resté impossible de dire à certains qui avançaient de tels arguments que non, ils ne pouvaient le faire. J’ai pris l’habitude de fuir ce genre de conversation, n’ayant pas le cœur à expliquer pourquoi, selon moi, chacun ne le pouvait pas – alors que dans le même mouvement, j’étais persuadé que chacun avait la possibilité de tenter l’aventure qui n’est pas possession d’une élite. Puis, faisant face à un tableau de Badin, l’immédiateté de la perception dicte que ce qui se tient là, chacun le peut. Un enfant le pourrait, là, sur le champ. Etaler de la peinture, barbouiller…  Alors je me contentais de répondre, toute colère rentrée, « fais-le, si tu en as besoin« . C’était, il me semble, la réponse la plus honnête. Dans ces circonstances, on a beau citer Picasso expliquant qu’il a mis sa vie à savoir dessiner comme un enfant, cela ne fait pas mouche. Comment peut-on tendre vers ce qui d’apparence n’est qu’une régression puérile. Parce que cela n’est ni beau ni propre ni satisfaisant. On ne trouve dans certaines compositions de Georges Badin que peu de lignes qui s’agacent dans le blanc, qui forment une fenêtre tendue sur l’air ou bien quelques peaux d’oranges qui voisinent avec un nuage bleu. On y trouve aussi des emballages, des crayons ratiboisés, de la ficelle, du tissu, des poils ou des empreintes partielles de semelles. Mais chacune de ces lignes, de ces touches de couleur et de ces incrustations est dépositaire du plein engagement du peintre. C’est exactement ce qu’il manquait à mon trait loupé.
Dans un bref texte que Joël Bastard consacre à Georges Badin, on peut lire « Exister, c’est faire du bruit avec les outils les plus intimes. »  Alors il faudrait peut-être s’efforcer d’entendre régression pour ce qu’elle vaut. Non pas comme une perte, une déperdition, mais comme une faculté. Faculté d’être en lien avec ces outils. Avec différents niveaux de pensées. C’est la capacité d’être en phase avec un berceau de sensations. Badin pense avec l’espèce de tamis primitif que furent nos yeux mal éduqués. Ses peintures disent la commotion de mondes qui se rencontrent et s’affrontent. Sa main se rappelle dans la couleur. Une phrase de Pierre Soulages tirée d’un un entretien avec Charles Juliet m’avait fait forte impression. Il avoue « ce que je fais m’apprends ce que je cherche« … A sa façon, Soulages nous rappelle que la main précède la pensée. Et s’employant à ne jamais laisser le tête prendre le pas sur la main, Badin nous rend le pouvoir de s’émouvoir neuf face au monde.

Certains auraient pu me prendre au mot et faire du Picasso, du Staël, du Badin, quand je leur suggérais maladroitement de le faire. Mais, même si l’on faisait abstraction de l’épaisseur du temps dans laquelle ces peintres s’inscrivent, même si l’on omettait leur ténacité à faire ce qu’il font jusqu’à laisser parfois leur peau dans la lutte, il ne s’agirait pas de le faire parce qu’on peut ni même parce qu’on sait. C’est précisément  l’inverse. L’ignorance est le moteur. On cherche et quelque chose nous cherche. L’usage qu’on fait de son savoir me paraît chose cruciale. Libre à chacun de s’en servir d’ornement ou d’en faire sa pelle et creuser. Je m’imagine, en avançant ces quelques mots pour Georges, que c’est ce rapport qui peut nous conduire vite au « je peux » fanfaron. Certaines œuvres – ce fut le cas du couvent de Le Corbusier pour moi, c’est le cas des grandes toiles de Badin qu’on reçoit pliées dans des paquets par la poste, c’est aussi le cas de nombreuses pages de ses carnets – nous donnent l’occasion de faire quelque chose de plus vivant de ce qu’on sait ou croit savoir.
Mais sans doute était-il incongru d’en venir à Georges Badin par un souvenir du couvent de Le Corbusier, un dimanche après-midi. Je ne crois d’ailleurs pas qu’il y ait une quelconque raison de faire un parallèle entre eux. C’est le seul sentiment d’évidence éprouvé face à leur travail qui les rapproche ici. Il y a ces phrases, encore, qui résonnent vers les propos de Bastard: « Prendre possession de l’espace est le geste premier des vivants, des hommes et des bêtes, des plantes et des nuages, manifestation fondamentale d’équilibre et de durée. La preuve première d’existence, c’est d’occuper l’espace. » Elle sont de Le Corbusier, justement. Je les avais relevées dans un tout autre contexte, mais c’est ici qu’elle font sens. La peinture de Badin est en effet une succession de gestes intimes de vivant pour gagner l’espace. Mais s’accaparant cet espace, Badin le décuple. Il agrandit la surface. Bien sûr, on pourrait dire de toute peinture qu’elle le fait, mais, les toiles de Georges Badin, c’est un exemple parmi d’autres, font directement place aux textes d’écrivains tel que Michel Butor ou Hubert Lucot. Badin cherche la proximité des auteurs. « Les toiles de Badin sont amples, magnifiques et se suffiraient à elles-mêmes. Mais le peintre, modestement, veut des mots, aimante une complicité qui le ramène à sa naissance artistique première: la poésie. » (Daniel Leuwers). Et même si la peinture de Badin suffit, on a le sentiment qu’elle tient à peu de chose. Elle est tout près de n’être pas. Tout près de l’effondrement. D’ailleurs Badin signe l’oubli. Il signe le manque et le rien comme partie pleine du travail. Il assume que son art soit la proximité du peu. C’est sa grande force et sa beauté. En témoigne la page oubliée, restée blanche mais signée, issue du carnet peint dont il était question plus haut. Cela ne paraîtra qu’anecdotique à certains. Après tout, ils peuvent le faire!

Armand Dupuy

1er juillet 2011

http://motstessons.blogspot.com/2011/07/georges-badin.html