Habiter sa main

by b

Ces questions d’Armand Dupuy et les réponses de Georges Badin figureront dans un livre.

Tu as commencé par l’écriture et tu es venu à la peinture. À la peinture avec acharnement je veux dire…

Il a pris Orphée pour son propre nom, s’associant à la fée de la toute-puissance, des projets mis devant elle qui seront autant d’actes pour la servir, l’asservir et il n’oublie pas le jaune et le bleu du matin qui ne seront jamais des rivaux, il est aux Enfers, à côté des anges noirs qui volent et prennent des couleurs dès les premières lueurs, il saura dans la pénombre que toutes les couleurs sur la toile seront moins éloignées de celles du monde que les mots du poème. Il ne se retourne pas, réécrivant le mythe et voulant comme titre à ses toiles « La jeune fille et la vie ». « Que j’aime voir, chère indolente,/ de ton corps si beau,/Comme une étoffe vacillante,/miroiter la peau. » (Le Serpent qui danse) Verrez-vous la toile ployer sous le corps d’une blancheur unie et que soutient l’herbe du pré et on ne sait plus du corps, de l’herbe ou de la toile, qui détient la souplesse. Il entendra l’eau sans la voir, derrière les peupliers aux feuilles d’or « sous la chaude lumière ».
Les serviettes de bain bleues cachent les corps, vous approchent de la montagne du matin au mas de l’Albe, chère au poète Georges-Emmanuel Clancier, et ces images seront implorées : des feux de Bengale.
La fenêtre fait une croix, plutôt un plan horizontal pour la terre et un plan vertical montant au ciel, sur la toile dans l’ovale dessiné de la montagne bleue de nuit, des couleurs qui verront disparaître le jour.

Toutes les couleurs sur la toile seront moins éloignées de celles du monde que les mots du poème… Ainsi, les couleurs sont une façon plus sûr d’atteindre le monde dans ses propres couleurs. Et pourtant, si trompeurs ou menteurs soient-ils, les mots te sont chers : tu fais des livres avec les poètes, de très nombreux livres avec eux. Tu invites même certains à loger des mots sur tes grandes toiles…

S’il reste devant la toile qui n’est pas une solitude mais qu’il pense emplie de vibrations ou de vie qui passe de l’objet à la couleur, par exemple d’une pierre plate à la blancheur du corps qui la soutient, il peut croire qu’il a eu raison d’aller là où celui ou celle qui la regarde lui donnera un lieu ou commentera une histoire qu’il pourra reconnaître. Quelques jours plus tard, s’il y pense, c’est-à-dire s’il essaie de retrouver les motifs qui l’ont fait agir ou les raisons pour lesquelles il n’a pas voulu quitter ce lieu : eau courante, pierre plate et branchages limitant le ciel mais il savait à ce moment-là que les feuilles des arbres avaient autant de force et étaient aussi présentes que l’eau qui séparait les pierres ou le corps qui façonnait la pierre tout en l’occupant. Il avait tort de ne vouloir aucune aide sur le moment mais il disait que le poète qui écrirait sur sa toile peut-être sauverait par sa phrase ou quelques mots ce qu’il avait incomplètement donné à voir. L’eau par exemple s’écoulait mieux et avait cette transparence bleutée que les mots du poète lui avait donnée. Par exemple, en allant vers l’arène et la cape rose ou rouge du torero qui englobait le noir furieux du taureau, il fallait que le poète décompose la scène et relie par ses mots toutes les couleurs et les mouvements en un seul mythe, celui de la force qui délie et de la grâce qui enserre comme on peut le penser avec Aphrodite.
Pierre Bonnard est voisin, très proche pourrait-on penser, de Charles Münch, Daniel Barenboïm, d’autres chefs d’orchestre, prenant tous à leur charge le mot interprète, en ce sens que ils se prêtent tous volontiers à l’espace entre le sujet présent d’une vie animée, animale avec Marthe, entre la partition qui leur est dévolue, et leurs bras, baguette et corps entier.
« Pourvu qu’elle continue de faire bouger ses lèvres rouges et que le temps s’arrête, et qu’ils demeurent ainsi comme la mer devant la mer. » (Guy Goffette). Le peintre présent ici n’a jamais fermé ce livre Elle par bonheur et toujours nue grâce auquel il a ajouté des pages colorées peut-être écrites, inachevées.

Evoquant ton travail, Daniel Leuwers écrit « L’aventure tient du rapt ». Est-ce que peindre est un geste nécessairement rapide pour toi ?

Sans aller jusqu’au tutoiement lorsque tu passes, il dira : « sois belle, la passagère, fuis-moi ! ». Ce dernier verbe, il l’a lu sur ses lèvres rouges. Sur la page du carnet, la main rapide devenue geste sans que les doigts se lèvent a retenu la passante qui s’écrira dans le souvenir de Baudelaire mais la rapidité amoureuse l’ayant dessinée a fait plus qu’un rapt : une étreinte.
Les toiles sont posées sur l’herbe du jardin et l’une après l’autre elles sont vues comme si elles étaient dans leur lieu d’origine. Le matin a sa lumière irrémédiable qui couvre les quatre éléments du gouffre : l’eau, le rond noir qui paraît ainsi transparent et à ses côtés la faible profondeur avec des cailloux ocres, le rocher bleuté où l’on peut s’asseoir et au bord de l’eau le dos rose en arc de cercle de la jeune fille en vie, les jambes repliées et si elle les étendait le jaune dans l’eau les couvrirait jusqu’aux genoux. « La chaude lumière » égalise les surfaces, elle est le geste qui parcourt, unifie tous ces éléments de la toile qu’elle garde, possessive tant que cette scène, fraîcheur si l’on veut, restera, jusqu’à midi. L’heure a changé et si le soir survient les éléments – trou noir de l’eau, rocher peu brillant, ocre uni sans profondeur et le dos rose pâle – demeurent intouchés : « La vie… se dresse comme la vague, retombe comme celle-ci, recommence. » (Yves Bonnefoy).

Si le peintre est interprète, l’est-il du monde ou de lui-même ?

La Dernière Cène (Léonard de Vinci) met en lumière déjà l’abandon des apôtres. C’est éclairer ce miroir où ils se regardent trop et finissent dans l’eau troublée. Indifférents ils parlent trop, gestes qui notent leur impatience de quitter le maître et Judas n’a d’amour que pour sa bourse. Le corps intime, c’est à la fois le « tragique de l’inconnu » alors que ce qu’on lit surtout, c’est la facilité à tout changer en or et à transformer la pierre en pain ou l’eau en vin. Mais l’argent sur la table et dans la bourse n’altère pas ces métamorphoses, ces mouvements grâce auxquels le chef d’orchestre et le poète vivent et créent des souffles – ils savent que ce sont des vents marins. «  Un tableau doit avant tout reproduire la pensée intime de l’artiste, qui domine le modèle. » (Delacroix)
Le peintre ne passe jamais deux fois de la même façon devant les chardons bleus avant de descendre sur le sable jusqu’à la mer, chaque fois différente.

Georges Badin & Armand Dupuy, février 2012