La recherche du livre-monde : trophées, invitations, distances

by b

Un texte de Georges Badin, pour Marie-Jo et Michel Butor

La main de Dieu est tendue vers Adam, elle a fait son œuvre, on verra laquelle, et elle demeure encore comme un accompagnement, telle une suite musicale sans terme. Ce que l’on discerne d’abord, c’est la volonté farouche ou souple selon le jour et ses couleurs du rejet de l’abandon. Adam serait dans les mots de Baudelaire « Luxe, calme et volupté » avec l’intention qu’ils ne se perdent pas.

Le doigt désignant le corps d’Adam, qui en fait l’auteur souverain, (Dieu est-il le peintre, Michel-Ange est-il Dieu ?) il est si étonné d’avoir dessiné le corps d’Adam qu’il ne le reconnaît plus, il est si attentif à la résurrection qu’il amorce, qu’il veut éternelle, que la chasteté, image devant soi, est trop fixe, peut-être rejoignant l’intranquillité qu’il a écoutée dans le nocturne n°1 en si bémol mineur de Chopin.

Trois présents : Mozart avec la 41ème symphonie dite de Jupiter (on entend : « Je ne veux pas m’arrêter »), Michel-Ange donne des ordres à Dieu, Michel Butor écrit avec Le Jardin catalan. Un mot qui les assemble : le mot courage mais comme à voix basse. Vite arrivent des naissances.

Michel à l’écoute de la 9ème sonate de Beethoven, des instabilités si fortement déployées par les notes du piano comme offensives, leurs manières d’être si peu vues par le poète qu’elles sont (deviennent) transparentes, si bien qu’il croit qu’il a du sable, des chardons devant lui. Les mouvements lents du violon, un continu qui pour les mots du poète se change en instants : confrontations, déplacements, variations de son esprit au monde de l’écriture.

Le pas, le regard, autonomes, en mouvement aussi, vers tout un autre monde « absent, presque défunt », et cela dans tous les voyages du poète dès leurs débuts. Si l’on ouvre le livre, le violet déjà se lit, le poème vous impose l’image.

Le doigt divin cependant a perdu sa force, son étendue, puisque la personne qu’il désigne, Adam, sera le poète qui a tenu éloignée la finitude pour garder cette résurrection sans cesse renouvelée.

Il se souvient, quand il écrivait son premier poème, d’un état indéterminé où il n’avait aucun ennemi, aucune victoire.

Dieu solitaire est voulu par Michel-Ange suprême ordonnateur et le poète refuse ce fait unique dont le sens paraît se poursuivre à l’infini, s’allie tout de suite à Adam et Eve, refuse le nom « paradis » sans preuves, sans actes.

Est-il juste de dire que, dès qu’il écrit, il privilégie le mot « connaissances » : il défait le cadre, abolit les limites. Le sujet n’est plus « feuilleté », comme dit Deleuze, il devient Unité, sans dogmatisme, sans des arrêts.

On ouvre le livre. Dès la première page les images se révèlent, se déploient – l’écriture les tient en éveil – se côtoient, échangent des impressions et le regard suit la « pluralité des niveaux » (Bonnefoy) : rythme et confrontation, faculté de compléter. D’aussi près qu’il regarde les reproductions du plafond de Michel-Ange, il ne s’attarde pas aux ordres de Dieu, il ignore l’arbre de la connaissance pour ne s’attacher qu’à la vérité des formes et des couleurs, en quelque sorte le paradis qui sera aussi sur terre.

Il y eut, pour toujours, espérait-il, la rivière, sa lenteur, le fait de dévaler sur les pierres, la cascade enfin, mais pour ne pas qu’elle se perde par les ans et l’oubli (injuria temporis) l’enfant lui attribuait des couleurs à chacune de ses stations. Le fond de sable orange qui permettait à la couleur jaune d’occuper le profond de l’eau avec des scintillements qu’il emploiera plus tard sur ses toiles pour, disait-il, qu’il y ait un petit mouvement. Blanc et même les pierres contribuaient à cette dominante mais on avait tendance à ne pas s’arrêter, comme plus tard sur ses toiles il essaierait de donner à la pierre la couleur de la lumière ou du ciel et, pour atteindre le gouffre et sa noirceur, vite disparue d’ailleurs puisque le sable apparaissait à nouveau, l’excessive légèreté des bulles d’eau avec toutes les couleurs imaginées.

Sur la feuille toute en longueur le violet comme accompagnement vers ce qui est désirable, le bleu du ciel, n’induit personne en erreur : un appel au désir que le nuage de Michel-Ange dans la chapelle Sixtine promet.

Le Jardin catalan : les mots ainsi écrits ne sont que faible indication, à s’y perdre, à accueillir ce qu’il renferme. Avant tout c’est une question de verbes qu’il s’agit d’écrire à plusieurs temps comme s’ils étaient toutes les allées de de jardin. Le poète y pénètre et là où il s’arrête, ce qu’il voudrait cueillir, c’est l’odeur trop forte du tilleul. Quant au peintre, il a si peu à faire, couleurs, assemblage, éparpillements, pétales de roses encore odorants, qu’il devient le promeneur pas solitaire. Il signe ce livre ouvert pour qu’on se souvienne de lui.

L’herbe est si verte sur la feuille du livre, si flexible, si amoureuse qu’il aurait fallu peut-être que l’auteur y mette pieds et jambes de la jeune fille. Mais non, ça n’a pas été noté, mais l’eau à côté, bleu tirant vers le violet, est le mouvement lent qui suffit à noter le passage d’une grâce presque féminine. Et le temps est pris à bras le corps, il s’agit pour l’écrivain de donner au mot « événements » une autonomie, une histoire chaque fois précise et mouvementée qui fera de lui comme un paragraphe, avec la configuration d’une île. L’irruption de tous les possibles fait des événements qu’il suscite et parcourt un même terrain qui pourrait accompagner l’illustrateur si celui-ci avait pour tâche de donner suprématie aux couleurs en s’arrêtant à chacune d’elles pour que les lieux fassent état de ce qu’ils furent. Il hésite. A sa droite l’eau à plusieurs mètres n’a pas de couleurs et le rocher à sa gauche, lisse, où il s’appuie, le préserve de la chute. Impression fugitive où le bruit de l’eau contre la muraille envahit le moment. L’eau retrouvée à quelques mètres a sa terre, est brunie dans son dévalement et ne s’arrête à aucun détour.

« Humeurs changeantes » écrit Schumann, vite peut-être. Fallait-il qu’il ajoute spiritualités intermédiaires et pouvait-on choisir entre rythmes et sons si l’on était ainsi guidé ? Il était tenu par les promesses de ces mots comme titres, drapeaux déployés par le vent. Le compositeur, pour donner toute la vérité déroulée et qu’elle soit ainsi la plus offerte, voulait introduire du retard. Ainsi le peintre, pour que les phrases soient « reines », suivait presque le rêve du compositeur.

« On dirait que le poète, d’une voix qui se souvient, à la fois ardente et détachée, nomme le monde avec révérence. La distance qui longtemps l’en sépara s’est abolie, il n’y a donc plus pour le rejoindre ni larmes, ni effort. Il y a seulement l’épanouissement naturel de la lumière en paroles, ou comme une sorte de culte rendu par l’homme à la lumière. » (Philippe Jaccottet, Promenade sous les arbres)

Revenons à la maison du poète, aux montagnes, aux chemins qu’il emprunte, à la porte d’entrée ouverte, à la toile qu’il tient entre ses mains et qui au contact avec l’air lui échappe, vole. Il écrit : elle sera tendue par le vent du nord, aucun pli comme si elle était l’oiseau qu’il aperçoit et dont le nom est sur la page. Il a pris, écrivant, son autonomie sans savoir néanmoins quels chemins emprunter, quels faits de chaque jour nommer, quels êtres rencontrer, et peut-être il s’est arrêté sur ces temps inégaux mais nécessaires, inventés ou de mémoire.

La serre, tous les jours : sa transparence utile du début jusqu’à la fin du jour et au loin la montagne n’est que le soir avec le coucher. Sa limite est dans le rectangle du verre comme cadre ou offerte aux regards comme s’il était possible de l’avoir pour soi. La distance entre l’abrupt vertical et les ovales – ou qui paraissent tels – très dessinés est soumise aux arbres, aux prairies, aux sinuosités bleues, vertes … Quand le soleil va disparaître, ces quelques minutes s’inscrivent – couleurs, formes et fragilités – sur le tableau de la serre, verre à jamais perdu, toile tous les jours reprise comme si chaque soir il y avait un auteur. L’embrasement a lieu, des couleurs vives. Brève insistance à les retenir toutes ou séparément (les unes après les autres), sans qu’il y prenne part au loin, mais pas très loin. L’image, aux énoncés succincts, brûlants, fait du rectangle de verre un secours, une page où écrire avant qu’elle disparaisse.

Embrasures, vibrations, les couleurs brûlent sur le ciel, l’éloignent, la montagne est indemne, victoire, bleue toute à cette nuance. Qui parle de créateur, de sa puissance seulement inexorable, assombrit le lieu, efface l’image, compromet l’écrit, évite la toile, sa vie.

Pour en revenir aux deux vocables d’ alors suggérés par le Dieu de Michel-Ange – « Paradis terrestre » – si le poète les avait acceptés sans adhésion entière, c’était par abandon, nécessaire peut-être pour qu’il n’y ait pas, par la faute du créateur, d’égarement. Levait-il la tête, la regardait-il, Eve, il était alors enclin à simuler une proximité presque têtue pour que le nom de créateur qu’on lui attribue et qu’il croit être le sien devienne mérité – au prix de quel subterfuge ? A cela s’ajoutait la couleur jaune de son paradis. Là où il se trouvait, ce nom lui paraissait vraisemblable et le corps rose dont il voulait qu’il se déplace, marche, hésite, s’arrête, qu’il soit d’une couleur proche du lever du soleil ou du couchant, était présent. Il (le faux créateur) aurait voulu que s’abolisse la distance entre le fait réel et cette image de son désir, protégée par la couleur rose qui aurait été garante de sa survie.

Il emprunte le chemin blanc sous les arbres, non pas pour être dans un sillage qui le rassure, qui l’isole en même temps, mais parce que c’était le seul passage sous les branches. Les branches des arbres vibrent ou du moins il entend ce léger froissement, la couleur verte de l’une à l’autre change et l’ abaissement qu’il voit jusqu’à lui est comme la ligne lumineuse du phare vers le bateau qu’il imaginait alors. Dans « Fantaisies » Robert Schumann va de la rage à la phrase qu’il ne quitte pas : c’est pour la lointaine bien-aimée. Notes qui se pressent les unes sur les autres jusqu’à ne jamais se perdre, tomber. Le corps est au piano, qui joue. Le poète quand il écrit cette phrase : « J’aimerais que M-J voie ce lieu qui est beau, où nous serons avec des toiles et des livres » est dans la culpabilité. Ainsi est-il hors d’un temps prisonnier qui l’empêcherait d’écrire .

Eau sous les arbres, aucune feuille à la surface, tenue dans un rectangle de ciment. En s’y penchant il se voyait, fixe et dessiné dans la profondeur. Limpidité ininterrompue qui l’arrêtait néanmoins par une matière dure en apparence – et qui semblait n’avoir, de l’eau, plus que la transparence. Il trempait son bras jusqu’à l’épaule et à ce moment il n’avait plus qu’un froid qu’il ne repoussait pas, qu’il aimait. En revenant vers la grande maison au plancher ocre jaune, elle (M-J) accroissait ses jours par ses regards, défaisait ses entraves par ses pas, ses souplesses. Ils arrivaient, eux deux, au jardin catalan. Elle n’avait rien à souhaiter, à vouloir. Très près du corps, les fleurs, les couleurs, des roses élancés, marguerites qui la fixent, yeux jaunes, tant ce qui avait été écrit sur la page, sans rien omettre de ce qu’elle voyait, était présent. Quand le poète écrit : je voudrais que M-J voie ce lieu si beau où les livres et les toiles seraient exposés, les uns feuilletés, les autres vues, il se mettait à rêver à un désir qui le maintiendrait brûlant et provisoire comme un feu qui ne serait pas alimenté et pensait, sans les désunir, à ces deux mots : ici et pour toujours. Les points lumineux sur la mer brillent, ne se touchent plus et il se souvenait des toiles peintes par son ami qui, pour donner une surface de vie à ces luminescences, faisait avec un pastel jaune des ébauches de corps.

Georges Badin