L’amateur lointain

by b

Texte de Michel Butor pour Georges Badin. Ce texte figurera dans un livre publié par Eric Coisel dans la collection Mémoires avec des peintures originales de Georges Badin.

SENTENCES POUR LA CORRIDA
pour Georges Badin
PRESENTATION

Je ne fais pas partie des aficionados. Je préfère qu’il y ait l’écran de la peinture entre le mystère et moi-même. Alors je peux approfondir ma fascination, remonter aux couches profondes, devenir enfin minotaure et Thésée, réveiller dans l’alambic de l’arène l’alcool des millénaires enfouis.

Michel Butor

1
ÉVENTAILS POUR LA CORRIDA
in memoriam Michel Leiris
1
Soleil des morts
oeil des volcans
Corne de Lune
soupir de fauve
2
Flamme de gestes
cercle en silence
Brasier d’émois
sang de l’attente
3
Gouttes du temps
rosées de sueur
Fer lumineux
ronces de sable
4
Yeux embrasés
instant fatal
Poussière d’ombres
geste infernal
Ovation lente
éclair tremblant
Agonie douée
bûcher funèbre
2
BOIS POUR LA CORRIDA
1
En plein midi comme une éclipse
le fauve teint de sa noirceur
l’élégance du matador
déchiré d’innombrables cornes
2
La foule retenant son souffle
dans les naseaux de l’animal
qui concentre entre ses deux cornes
la colère du peuple entier
3
Sur son orbite éblouissante
la planète noire secoue
la bave de tous les volcans
se précipitant vers sa mort
4
Dans sa solitude éclatante
l’insecte chatoyant mesure
l’angle exact qui lui permettra
d’éliminer le minotaure
5
Dans le labyrinthe brûlé
où tous les murs ne sont que cendres
le jeune Thésée flamboyant
arbore un masque de taureau
6
Roulant des épaules de ruines
le monstre examine l’arène
où sa mort va électriser
les éventails des demoiselles
Dans son envol la cape effleure
l’échiné courbée sous la crainte
qui se redresse en un sursaut
de respiration lumineuse
8
Les chevaux ont quitté la place
où le pianiste minuscule
va plaquer un accord sanglant
dans un point d’orgue interminable
9
Les gestes prennent des lambeaux
du Soleil pour en habiller
la peau carbonisée du monstre
avant de l’offrir en encens
10
La foule fait rouler son cri
d’un bout à l’autre de l’arène
comme une boule effervescente
tirant après soi les marées
11
Le porche de l’après-midi
referme ses vantaux de liesse
sur la cérémonie funèbre
où chacun retrouve son deuil
12
Les parfums des dames répandent
les souvenirs de leurs voyages
dans les battements d’éventails
apprivoisant l’air de la mer
13
C’est une montagne vivante
qui envahit tout l’horizon
pour l’ouvrir il faut une clef
pénétrant la serrure vive
14
La blessure offre son cratère
pour offrir un toast à la foule
toute l’arène se remplit
d’un vin lourd aux accents d’étable
15
La fissure entre ses vantaux
éclate précipitamment
devant le galop de la bête
cherchant vainement son issue
16
Une île sur la mer de vin
une voile sur l’horizon
un phare au centre de la baie
un raz-de-marée de dentelles
17
Entre les nuages de poussière
un rayon de soleil soudain
lève un arc-en-ciel de chemises
sur la rade où jouent les géants
18
Vastes portiques où longtemps
j’ai vécu pour approfondir
mon secret douloureux soudain
vous vous écroulez sous la foudre
19
Cible dont la bordure entière
est vivante une chevelure
de dentelles et de regards
convergeant vers l’impact obscur
20
L’ovation fait tourner la roue
tout autour du moyeu de sable
d’où l’on retire le cadavre
qui se visse jusqu’aux enfers
21
Le cuir devient peau mordorée
les cornes douée chevelure
les sabots les mains et les pieds
la blessure sexe en aurore
22
Dans les yeux tout près de s’éteindre
perce un instant la nostalgie
de prés sur des flancs de montagne
et de génisses dans leur fleur
4
PASSES POUR LA CORRIDA
1
La flamme roussit les naseaux
puis s’imprègne de bave rosée
pour se déployer sur les cornes
et caresser l’échine creuse
2
Drapeau flottant au vent d’haleine
tremblant du trépignement sec
sur le sable taché d’écume
dans un ciel de foule assoiffée
3
Nuée de soie dans le couchant
qui s’insinue par les vallées
avec les rayons miroitants
de l’épée proclamant sa croix
4
Un flot de vin sur la fureur
qui s’accumule entre les cornes
pour précipiter les sabots
qui dérapent de déception
5
Voile pour la bave et le sang
qui sèchent sur les poils dressés
dans la poussière lumineuse
broyant les yeux des combattants
6
Suaire pour cette charogne
encore dressée sur ses pattes
en sursis pour quelques instants
de lamentation foudroyante
5
RAFRAÎCHISSEMENTS POUR LA CORRIDA
Les pépins de l’orange
dans le ciel de son jus
Une gorgée de vent
une pincée de poivre
Les olives des yeux
dans le pressoir du sable
L’invitation des ombres
au banquet des adieux
Les lambeaux de nos vies
sur le gril des frissons
L’épée de Damoclès
sur l’abreuvoir du temps
Dans le sang du dragon
le rajeunissement
Un bouquet de dentelles
au balcon des corsages
Les larmes du citron
sur les écailles sombres
6
CORNES POUR LA CORRIDA
1
La virgule ponctue la strophe
que psalmodie le matador
dans le silence de l’attente
et les grondements du poitrail
2
Crochets pour pendre la dépouille
à l’étal de la boucherie
dans les dentelles de papier
où vrombissent mouches d’épées
3
Cil énorme sur l’oeil minime
écarquillé dans la fureur
sur le sable de la planète
fusant dans l’éblouissement
4
Guidon de la motocyclette
tourbillonnant sur la paroi
verticale qu’est devenu
le piège du parking taurin
Des bourgeons d’ailes qui s’entrouvrent
sous la sève du sang d’été
dans la forêt des remuements
de feuilles pour se rafraîchir
6
Poignée pour le couteau qui va
trancher l’oreille du cadavre
parmi les applaudissements
délivrant de l’expectative
7
Soc pour labourer d’un sillon
la glèbe de sable arrosée
d’une pluie de sang dessinant
les pétales d’une moisson
8
Appel qui va retentissant
d’un portique à l’autre des cimes
à travers les torrents brûlants
qui dévalent des gradins muets
9
Un serpent redressant la tête
de chaque côté du regard
préparant ses crocs à venin
pour méduser le téméraire
10
Remplie d’une bière mortelle
qui écume sur les naseaux
la coupe allongée fait le tour
pour enivrer les assistants
7
BANNIÈRES POUR LA CORRIDA
1
Le jeune sacrifîcateur
prépare humblement son esprit
demandant pardon aux puissances
qu’il révère officiellement
vierge Marie saints du village
de descendre les yeux brillants
dans la mine du temps passé
pour le sacre d’autres printemps
Toute l’obscurité de l’âme
se condense dans l’animal
comme l’humidité de l’air
en nuages de plus en plus
menaçants qui vont à la fois
faire éclater le feu du ciel
et lapider de leurs grêlons
l’imprudent resté découvert
3
Un amphithéâtre de lave
humaine traversée de vagues
autour du combat d’un autre âge
sur un cratère de soleil
une licorne adolescente
affrontant le mugissement
qui vient du profond de la Terre
et du pourrissement des dieux
Michel Butor