Eté (2012)

La jeune fille et la vie

De « La jeune fille et la mort de Schubert » souvent écoutée ne demeure qu’une continuité qui s’élève, acte sans lieu, mais qui aujourd’hui appelle, retient des feuilles luisantes, petites, nombreuses, voisinant avec les palmes trouées du figuier et ces épis de maïs couvrant le sol et ainsi ce titre : la jeune fille et la vie. Retour au chant de Schubert où le poète voulait que la durée ne prît pas fin, qu’elle navigue sans sombrer et, si le peintre intervenait, il doterait la jeune fille d’un présent toujours à venir, alors que la mort et son terme n’ont ni date ni lieu. Le mot « dévotion » était écrit, rambarde, comme si c’était la sincérité absolue et ce retour tactile de la pensée au corps.
Il pousse à bout la régularité de son chant, plus vite que l’eau, son courant : annonçant la jeune fille, sa blancheur dorée, rose, le linceul noir incessant de la mort. Schubert a cette force qui fait don de ce qu’il voit ou saisit.
Il revient au lieu de départ : les feuilles de maïs comme des langues lui faisaient des passages savants – de dos et de face avec la bouche en avant – , les tiges, arrivées à hauteur de ses cheveux, étaient autant de filets enserrant, lui ouvrant ces images qu’elle voulait donner.

L’image n’est pas un fait d’utopie. Ce qu’elle dénote sans que le temps intervienne au fur et à mesure des dévoilements, ce sont des mots : les lèvres, les seins, les fesses, le nombril. Ils s’accompagnent de traversées, de juxtapositions, d’étalements, sans que la jeune fille le veuille et il s’agira de chair et de feuilles qui auraient pu déjà être écrits ou/et peints.

Que rejoignait-elle, avec ce désir si tenace, farouche, cette volonté de ne pas voir disparaître l’image en deux versions : de dos, du sombre au blanc, de face, sans que son regard s’en mêle. Elle est « dans le simple appareil / D’une beauté qu’on vient d’arracher au sommeil ».
Plus de saisons, plus de feuilles, plus d’enclos où vous réunir, plus de lumière qui vous effarouchait : seule l’image et son temps restreint restent lus et vus. – Le corps de face ou de dos est laissé au temps du coloriste ou du poète.

Elle est la passagère, elle voudrait revêtir la stature de l’étrangère pour que le désir naisse du regard qui ne la laisse pas, et c’est un arrêt jusqu’à l’image qui sera reprise, des mois et des mois plus tard, afin que sur la toile ou sur la page blanche, la jeune fille revienne avec ses mouvements, ses intentions et son esprit agissant.

Ainsi le détournement sera créé par cette image, étendant des jours interrogatifs, avec cette brièveté que l’avers et le revers du corps auront faite.
Tous les bruits avaient disparu : la rivière dans sa marche à pas rapides ou lents ou arrêtée par les pierres, les feuilles du maïs et ce cercle idéal avec tantôt ce rocher qui lui faisait face, tantôt sur sa gauche, le chemin allant à la rivière.

Il remarquait, sans toutefois céder à l’abus d’images, que celles-ci s’approchaient de jour en jour, en ne négligeant pas les saisons, des toiles sur lesquelles il inscrivait, passant de l’une à l’autre, un fragment du corps qu’il revoyait dans l’acte de se dénuder.
L’image résistait, faisait face, et jamais sa longue durée ne lui opposait un écart qui l’aurait détaché d’elle et maintenant elle lui imposait, pour arriver au corps entier, de ne donner sur la toile que des moments de corps désassemblés.

Il ne s’attardait pas à ce qui se présentait, deux corps se faisant face, l’un immobile pour tout tenir en profondeur dans le danger de ne plus être, alors que le regard qu’il portait sur ce corps hâtait le morcellement, offrant tantôt le dos, enfin les jambes.

Et pour quitter le corps qui était vu de face et de dos en ce matin de soleil où l’image ne s’imposait pas, il a fallu des jours et des jours, non pas d’attente, mais de réflexion pour que l’absolu ne soit pas anéanti peu à peu et sans distinction de personne, pour arriver enfin avec une énergie qui ne sera pas démentie par les mauvais jours, à des toiles qui l’une après l’autre varieront ou se contrediront.

Qui aurait pu admettre que le titre qu’il donnait à chacune de ses toiles – « la jeune fille et la vie –, c’était chaque fois un retour à la première image de l’enclos et du feuillage ? Et pourtant il y avait, à chaque retour sur le tissu à peindre, la même jeune fille, svelte et qui se donnait à la peinture, comme pour la première fois au regard de qui l’aimait. Toujours si la toile était abandonnée, vouée peut-être à l’inachèvement, au profit d’une autre, il pensait que sur celle à venir l’image serait « absolue », loin de l’emprise, des dangers de la précédente.

Que disait-elle dans le choix qu’elle avait fait d’être un paysage dans le paysage lui-même ? Quelle alarme la tenait droite, de face et de dos, alors qu’elle aurait voulu sembler à ses yeux un temps sans retouche, passant comme un vol d’oiseaux sans halte ? Mais est-ce qu’il retiendrait, utiliserait tout ces repères, gouffres, par la suite ?
Là, dans cette nature ou du moins une terre avec ses arbres, un rocher depuis longtemps contre ce qui aurait pu l’ensevelir (branches, longs fuseaux d’herbes), savait-il qu’il ne subirait aucun dommage venant de ce matin, de ce qu’il voyait sans presque qu’il y ait part – serait-ce un triomphe pour lui ou des minutes qui n’auraient aucune attache à l’avenir ?

Vite, tu écriras – sans abandonner toutefois les chardons bleus et jaunes qui nous suivaient – éperdument tu chercheras un nom pour que s’ouvre le chemin de la colline, qu’il s’élargisse, te dirige vers la jeune fille. Osons ne retenir de la scène que le blanc du corps comme un mat de navire et le vert des feuilles-lames. Ce qui se dérobe, près ou loin, bienfaits plutôt que suffisance, n’a pas de lieux où vivre, où s’adonner aux regards, pas de noms qui puissent être lus – enfin des offenses dans l’eau salie par l’orage qui comme un éclair a passé.

La jeune fille voulait que l’image prévale : seul le corps la donnerait à voir, émergence, droiture, et sûrement coup de force pour qu’elle soit intacte et s’impose, presque chassant l’eau, la roche, autour d’elle, dans cet endroit tranquille où s’ébattaient feuilles et branches.

Pour qu’elle soit désirée, il dessine un long cou avec deux courbes qui ne se joignent pas et roses en surface. Bien qu’elle soit vue de loin, néanmoins convoitée, il dessine des fesses comme deux collines, les deux seins sont des bouées jaunes où se perchent des mouettes…

Georges Badin
15 août 2012

Etoiles d’été tombées
hors du corps

Serrure dans le jeu des muscles, la main refuse et se cogne aux douleurs de l’arrachement. Elle est défaite, ridée, intouchable et tourne le dos. Je n’en veux pas à celle qui dort dans le même lit que le torrent. Elle se souvient aussi des caresses, des creux et des plaines et de sa paume suinte des phrases mouillées comme des baisers, étreintes du haut, du bas, enlacement de toutes les pores de la peau, amants et amis.

Lèvres nouées aux convoitises du sexe, fou-rire de toutes nos bouches quand elles se déchirent au-delà, au-dedans, main d’orchidée, d’ivoire, prunelle de la rue entrebaîllée, ton bleu traître et profond donne à la volupté son visage de ciel ouvrant la gorge. La seule couleur qui jubile tu l’embaumes de tes pigments secrets.

Réponds-moi, main de lumière, et que dans ton regard, tous les regards se dilatent jusqu’à perdre leur contour et brûler simplement, accouplant le vert des forêts au jaune escalade des colzas. Initie moi au silence vacant où écrire est une houle palpitante. Rampe dans ma conscience et que ton gémissement trace encore ces petits bouquets de mouettes tombés comme des nous-mêmes sur la toile. Des fumées et des frôlements d’aile qui inventent les anges déformés de l’image.

« Tu sais, je n’ai rien à dire, répond la main. Absolument rien. Mais j’aimerais que ce rien trouve sa place ici et creuse une brêche dans le rempart des corps. J’aimerais cette chose incensée de peindre à la fois un silence et une musique. Un geste et son absence. Un bleu traître et son regard sensuel. Le désordre écartelé d’un vert tendre. Tout ça sagement aligné sur des tissus pliés comme des livres enracinés dans l’herbe. J’aimerais qu’on se souvienne de ce rien et de ce silence jusqu’à n’en plus dormir pour aller le chuchoter aux morts sur leur tombe. Et qu’ils se souviennent à leur tour de nous crier enfin où ils sont. Et comment ils pensent à nous et à la lumière de l’ampoule sur nos vies étroites. Qu’un grand sommeil prennent les vivants par la main, les vivants et les morts, pour les conduire à la naissance du rêve, là où les images sortent de terre et deviennent des arbres, des oiseaux, des nuages. Là où je deviens toi et toi, tout ce que tu veux, tout ce que tu penses et qui court plus vite que la fumée de tes pensées sur la débâcle de ton front. Et même tout ce qu’on n’a jamais osé imaginer. J’aimerais tracer un vide aussi large et profond qu’un regard, un sillon qui commencerait par un souffle et finirait par un point, ficelle plantée comme une robe au cœur des menthes sauvages. C’est ce que je tente à chaque geste dans la neige ivoire de cette fièvre qui ressemble à la vie dans l’éclatement défait d’aimer. En me disant que cette obstination est plus vieille que moi et qu’elle consent à me donner un visage de ciel tombé dans un regard. Mais non. Je reviens sur mes pas, ferme les portes, les fenêtres et tire les volets. Je m’abandonne à la jachère qui m’a porté jusque là en essayant ni de l’assombrir ni de l’alourdir. Peindre alors serait comme mourir et ouvrirait définitivement les yeux sur cette lumière dont on ne revient jamais. Pour rejoindre ma belle, dans ta bouche, la longue fuite des grandes eaux. Laissant de moi l’odeur titubante des huiles.»

Puis la main ferme les yeux sur son pollen. L’espace se recroqueville entre les doigts de tout ce qu’elle a promis. Elle sait qu’un jour en s’arrachant défintivement du monde des gestes, elle pourra peindre tout ce qu’elle sait déjà et qui l’aveugle quand elle dort en se frottant à l’horizon qui la fait gémir.

En regardant les toiles d’été de Georges Badin
Septembre 2012
Dominique Sampiero