Georges Badin : sommes-nous ? La couleur et l’abscence

by b

Un texte de Jean-Paul Gavard-Perret

 » Des enfants bleus et jaunes avec une peur inavouée, et sans
reproche  » (G. B.).

Oui la peinture existe. A ceux qui pensent le contraire Georges Badin
propose le plus cinglant démenti à travers un des travail  le  plus
intéressant qu’il est donné de voir. L’artiste prend en effet et si
l’on ose dire la peinture  » au pied de la lettre  » : elle reste pour
lui une pâte qui joue sur les densités différentes ou sont mixés
parfois divers types de matières. Chez lui chaque toile reconstruit,
réinvestit le monde en une autre ouverture et devient le centre d’un
questionnement qui ravira autant ceux qui annoncent la mort de la
peinture que ceux qui espèrent en sa renaissance. Personnellement
nous n’avons jamais cru en la mort de la peinture  et les travaux de
Georges Badin sont là pour le prouver. Posant la question du sens du
 » recouvrement « , posant la question du geste en peinture, et celui
de la valeur de la surface dans une toile, l’artiste pousse à fond la
réflexion qui l’anime depuis toujours.

Pressentant l’illusion picturale comme la seule source féconde de la
peinture mais sachant rebondir afin de lui donner une autre présence,
un autre contenu, une autre façon de la regarder Georges Badin n’a
jamais renoncé au tableau.  Non pour s’y perdre mais afin de nous y
insinuer par les ouvertures que l’artiste nous tend. C’est ainsi que
sa peinture a encore quelque chose d’inter-essant à dire et à
montrer. Dans ses lignes et ses couleurs surgissent une sorte de
limite et c’est là pour l’artiste la manière d’appréhender ce « Grand
Secret » – cher à Henri Michaux – dans l’effacement de l’illusion de
réalité par substitution à/de l’apparence. Une telle oeuvre désosse,
use,  libère, montre. Il ne s’agit plus d’accrocher aux cimaises des
pans du leurre mais de créer  par  celui-ci  le temps de la
fragmentation  en une sorte de recueillement  dont l’ironie n’est
parfois pas absente. Mais Badin, et c’est une de ses qualités
essentielles, ne cherche pas les  » coups   dans lesquels la peinture
s’est épuisée. Chacune de ses toiles, en ses jeux arachnéens,  permet
d’explorer des contrées inconnues. Le regard pénètre vers ce qui nous
aveugle. Dans la compacité démembrée/reconstruite surgissent des
soubresauts sensibles,  signes d’une sorte de convulsion, signes
aussi d’un tout fini renversé.  La peinture n’est plus un pur néos.
Elle ne se  » mure  » pas dans son apprêt mais s’en éloigne.

Le travail de Badin nous prend dans son rythme. Pourtant ce n’est pas
seulement le temps qui est aplati à coup de pigments en leurs assauts
et leurs affrontements. L’enjeu est sinon autre du moins différent :
contre l’épaisseur et le poids surgit cette densité paradoxale que la
peinture distille en ses déroulements, ses arrêts, sa diaphanéïté,
son escalade, la recherche d’un horizon même s’il reste bouché – à
moins que les pans de couleurs deviennent les portes qui l’ouvrent.
Sans cesse, l’artiste hésite, reprend dans son continuum ses suites
d’offrandes.  il y a des resserrement, des élargissements, des
passages de l’ombre à la lumière, de l’horizontal à la verticale en
une quête  » du joug qui lui servira dans une nudité bienfaisante,
même si tous les dangers ou effacements sont possibles « .  Voici la  »
scène « , voici la théâtralité de la peinture là où les concepts
d’abstraction et de figuration ne veulent plus rien dire. Voici
l’enfance (de l’être, du monde) et ses mystères.

Les couleurs participent à l’échange éphémère et essentiel que les
mots ne font pas :  » Elles serviront plus tard après le lever du
soleil sur la mer et leur lente montée sous le regard du peintre les
fera unité ou opposition, enfin nommées et écrites, lieux de passage,
moments de tumultes « . Voici ce qu’il en est d’un tel face à face à
l’épreuve du temps. Un combat où le peintre se doit d’être
nécessairement vulnérable, sans quoi son art n’est rien qu’un effet
de façade ou un délit de faciès. L’ordre n’est pas de son monde; il
n’en connaît pas le sens, il ne connaît que l’étrange et n’attend
rien sinon ce qui avance. Voilà ce qu’il en est aussi :  » Que soit
joint l’enfant (la peur, son envahissement) à l’oiseau (son premier
chant), au poète, au peintre, assaillants sur leur terrain, sans
défense « . Portée à ce point la peinture est la  » force obscure pour
chasser la formule rampante, dans le refus de l’épilogue « , une force
dont Badin lui-même ne distingue pas les contours. Mais entre la base
et le sommet de chaque toile quelque chose est sauvé en fournaises
multiples qui ne peuvent s’achever. Un rêve s’éparpille, se reforme
aux seins de richesses voisines de la perte et en dehors de ce qui
peut se prévoir (puisque dans le cas inverse toute décision mûrie
créerait le durcissement qui emprisonnerait dans un sens unique). A
travers la toile, le temps soudain est ouvert sans aucun repères.
Juste les couleurs, le bleu, le jaune, leurs séparations sont là où
s’éveillent dans le présent un rituel visuel où le silence se fait.
Et voici soudain que le monde s’allège depuis les hauteurs de Céret
où vit le peintre. Picasso le visita, Picasso dont Badin n’a jamais
oublié les noces hédonistes, les guerres érotiques et les joies
graves aussi.  Cela l’extase nue et la pure ouverture ocellé de
lumière, cette extase que Badin lui même ne cesse de signer au lieu
sans lieu où elle se tient : le tableau. Les couleurs qui le tien.
A ce point une question capitale se pose : et si la couleur
n’habitait que la peinture ? En son ruissellement elle investit les
toiles de Georges Badin : les lignes-contours ne sont là que pour en
effleurer ses différentes plages : passer de l’une à l’autre en
miroitant. Le regard s’emplit de ce déversement de lueurs. Ce n’est
pas la lumière banale du dehors mais son suspens filtré. C’est de la
couleur habitée mais qui ne dit rien hors d’elle. En ses plages elle
monologue pour dire ce que les mots ne font pas parce que, croyant
capter le sens, ils l’abîment, ils parlent par absence tandis que
Badin fait parler le couleur par présence. C’est pourquoi il faut
regarder ses toile dans le silence afin de comprendre que cette
présence est aussi absence. On éprouve cet ensemble dans une fugace
extase : ce qui est absent est répandu par la couleur que rehaussent
par touches les lignes qui l’exalte. Tout est là mais comme hors de
prise. Alors est-ce vraiment donné si c’est hors de prise, est-ce
hors de prise puisque c’est donné ? Par la couleur l’absence se lève
de partout. Tenant à la peinture elle-même à sa calme évidence. Elle
en émane, elle est présente. D’où l’importance d’une telle recherche,
sa tension, son niveau de réel – celui du contour qui rend présent,
qui se détache de la couleur sur fond d’absence.  Le contour n’est là
que par elle, elle le définit à ses bords, lui donne sa découpe.
Découpe d’absence par celle de la couleur qui la serre de près si
bien qu’elle s’efface par la couleur qui autorise son présent. Dans
cette dialectique tout se joue. N’est-elle pas, au fond, celle de
l’art en général. C’est l’avancée vers l’extase la plus nue  et
excentrée fait de mouvements contraires qui s’épousent dans l’épreuve
de la peinture de Badin : peinture sans  » objet  » si ce n’est
qu’elle-même. Elle ne trouve rien à étreindre (comme il arrive
ordinairement dans l’extase). Elle est saisie ou proie d’un
saisissement mais  ne sait rien elle-même.

Se produit toujours dans l’oeuvre une ouverture, une béance qui
attire, béance pure sur laquelle souvent le peintre a ou aurait
besoin de mettre des mots comme si, à elle seule, la béance devenait
insupportable dans la jouissance qu’elle produit mais sans union.
Elle ne va ainsi à l’appel du plaisir mais qu’à l’absence sans nom
qui l’attire parce que, justement, elle est sans nom. La peinture de
Badin n’a donc pas de termes. Elle ne possède que des supports, des
départs. Elle part du monde auquel elle est liée par déchirure. Elle
monte vers la béance, l’ouverture par delà les contours finis. son,
départ est partout. Et ainsi, la couleur par l’absence qu’elle induit
donne peut-être au fini son statut. Voici donc l’élan pur issu du
monde pour aller où ? Il n’y a pas de terme, pas d’issue, du monde ne
reste que son départ au moment sur la toile en lui-même il change, se
fait léger, en suspens de lui-même. Oui, il y a ce déversement de
couleur, ce déversement qui entraîne vers des régions inconnues de
l’être, aspirées par elle. Le jeune contre le bleu du ciel. Et pour
cette opposition : une cause optique, d’onde. Le jaune scintille
presque pour lui-même, tenant à lui-même mais comme oublieux de sa
force. Tandis que le bleu, trop fragile est déjà l’ombre appelé, le
rideau (rouge) tiré une fois disparu dans sa qualité même. Georges
Badin fait surgir un nulle part évasif et un partout certain. Il
étale en ses couleurs l’appel et le néant. On doit alors s’approcher
de l’un et de l’autre. On ne peut que se perdre, là, en leur suspens
en un double mouvement. Dans l’oeuvre le monde qui était son départ
n’est plus au terme qu’un départ. Ce dont, un jour (ou une nuit) on
part. La peinture elle aussi en part, s’en détache. Mais pour nous
rappeler à nous, à ce rien qui soit du monde. A son sommet, à son
extase. Nue comme un désert l’extase. Comme la couleur. On y brûle.
On s’y consume.

(les citations sont de G. Badin).


Jean-Paul Gavard-Perret