Georges Badin

La peinture de Georges Badin

Georges Badin ou les éclairs de l’être : regard, espace, instant

Un texte de Jean-Paul Gavard-Perret

Proposition 1.
Surgissant, venant de loin un espace de pulsion de sources de lumières : contraste entre les lignes et les plages de couleurs vives afin qu’émane le mouvant qui sous-tend le rayonnement des oeuvres. Elles semblent exister comme à l’avant d’elles-mêmes, à partir de leur « pointe » qui est leur foyer. Elles sont dans leur vitesse d’exécution et leur dynamisme avant tout un moment nucléaire en suspension dans le milieu qu’elles suscitent. Par exemple, dans un assemblage de taches jaune vif et rouge profond, le foyer est constitué par une unité transitive dans les quatre parties d’une sorte de carré que constitue la surface : celle des changements de saturation des couleurs renforcées par les traits (souvent noirs) violents. Ils sont comme en suspens dans l’espace soumis à des tensions. L’unité de chaque oeuvre est celle d’un flux ordonné par l’énergie d’un noyau que son extension ne dissipe pas. Demeure le foyer des effusions de sa propre lumière. Les formes sont en suspens mais elles sont extatiques en leurs masses colorées et leurs zébrures. Le tableau n’a pas son origine en lui-même, mais dans l’invisible dont il fait son visible. Et c’est également là qu’est son isssue.

Proposition 2.
Dans chaque tableau de Badin, l’espace implique un rythme. Nous faisons ainsi l’expérience d’une forme de spatialité particulière : ciel et terre, qu’importe. La peinture se situe ainsi : ciel-terre, conjonction intime de la lumière. Si ciel il y a, il est abîmé dans une flaque de couleurs. Eclaircie déchirante de la réalité. Expérience première et dernière de l’espace.

Proposition 3.
Il y a chaque fois l’esquisse et la totalité. Souvent les toiles sont divisées en diverses parties. En bas le peintre pourrait écrire : ici, ciel. Boue de ciel retenue par les chaussures qu’on voit sur la photographie : le peintre caché derrière sa toile, la tient, seules les souliers dépassent. Juste en dessus, le vol monte. Des coulées de peinture le ciel descendu remonte, accroché à quelques verticales.

Proposition 4.
Rumination de l’excès de peinture par quoi Badin lui-même devient thème de sa peinture afin de situer le là ou l’ici de l’ouverture au monde. Chacun communique avec l’autre, à travers lui dans une seule prise, en un seul regard. En bas, le ciel abîmé dans une flaque (voir plus haut) en la luisance de la boue-peinture que retient la chaussure et dont chaque « pas » multiplie les éclats. Ce sont des éclats que le vol monte. Un homme (le peintre) est là : même pieds sur terre, il est entre ciel et ciel en un cycle où le monde en cet achèvement provisoire révèle son être. C’est à travers Badin que le monde se traverse et se transforme en lui plus avant.

Proposition 5.
Comme dans la peinture chinoise le jeu entre le ciel et la terre et le ciel se joue à trois : le peintre est toujours présent. De l’abîme tout part pour l’existence. Dès lors la peinture de Badin n’est ni capitalisation ni reliquaire du souvenir. Pas même récompense d’une attente. Il n’y a pas de « chemin de la création » : tout autre est son départ. La toile ne se « mesure » pas à sa fin mais à son origine, dans l’éclair de l’instant, en l’ouvrant à la lumière. La couleur devient un trouble de la lumière. Elle doit sa présence à sa texture : empâtements, transparences, émergences ponctuelles par pans ou flèches. Des unes aux autres varient les tensions, les traversées. Tout cela s’articule de manière rythmique. Invention instantanée d’un jaune plus jaune que lui, par exemple, dans un espace qui n’existerait que par lui.

Proposition 6.
L’aigu du tableau fulgure sur le temps de la naissance du tableau. Aucun n’est projet ou attente. L’événement n’est que celui de l’instant qui l’apporte.

Proposition 7.
Ce que peut l’acuité de la peinture se montre dans l’action réciproque entre les pans de couleurs et les lignes. Parfois les lignes comme des cassures attirent entre elles les pans de couleurs et forment avec eux les tenseurs de l’espace pictural. Il s’entretient de leur attraction et de leur répulsion mutuelles.

Proposition 8.
Chez Badin la présence d’une couleur ne se réduit pas à sa propre intensité. Sans doute le rayonnement d’un jaune ou la profondeur émergente d’un rouge nous fascinent et captivent l’imaginaire qu’ils embrayent. Mais tout cela se compose non pas selon l’espace mais selon le temps d’exécution. Un tableau de Badin n’est donc pas une unité harmonique : celle-ci émerge à travers des ruptures, des moments « critiques » dont le franchissement la fait ce qu’elle est. L’ordre des couleurs est l’ordre de l’oeuvre dont la profondeur possède la profondeur du temps : temps de l’oeuvre dans son ensemble, temps de l’exécution de chacune des pièces. Jour après jour la peinture lève. Elle devient le dépôt agissant et en ébullition comme si le peintre détruisait chaque tableau par le suivant mais sans abolir le précédent. D’où cette ouverture dans laquelle le peintre se trouve face à ses grands ou petits formats. Noyé par eux. Mais émergeant. Sans pouvoir choisir, au sein de cet enfouissement, lesquels de ces tableaux – qui dans la fièvre remontent au jour et où le présent affleure de profondeurs qui dans cet instant lui « reviennent » – doivent être retenus et « sauvés ».

Proposition 9.
De telles oeuvres ne sont donc pas la récollection du souvenir. Si le peintre ramène au jour l’enfoui, c’est à son propre jour. Il laisse être l’instant. Agir ainsi, ce n’est pas laisser faire le temps. L’accumulation reste ce qui doit se faire loin de toute esthétique des matières (et – mais c’est une évidence – d’une quelconque illustration d’une idéologie ou croyance). A son matériau, il demande le ciel et la terre, à savoir le débordement et la surprise à être. Il réclame à sa peinture (donc à lui-même) la profondeur et l’éclair dans une ivresse qui n’est due à aucun adjuvant mais à la peinture elle-même. Tout est glissement et remontée en une sorte de « change » au sein d’un rythme violent (violence des couleurs, des formes, de l’exécution) qui est l’unique accès à l’espace de l’oeuvre.

Proposition 10.
Dans le monde de la couleur de Badin l’espace vide est plein de lumière. Discontinues, rapides, les plages colorées de ses tableaux sont séparées par des « blancs » : étendues lacunaires au sens originel du terme – celui de lac. Loin d’interrompre la lumière, elles sont l’affleurement non voilé, sonnant au plus aigu de la surface. Celles-ci n’est ni contenant, ni contenu des formes qui s’y produisent. Elle est la source, elle est le là de notre ouverture : nous y sommes, dans l’ouvert.

Proposition 11.
Il y a des oeuvres qui laissent au spectateur un espace et un temps libres pour y tracer ses propres voies qui deviennent les leurs. Il y a celles – beaucoup plus rares et les recherches de Badin en font partie – dont la présence nous requiert avant que nous n’ayons eu connaissance en elles d’aucun amer. L’espace du tableau devient alors un regard externe qui en nous faisant « visible » nous rend voyant. C’est l’essence même du travail de l’artiste. Ses tableaux nous révèlent en mettant en action notre capacité de devenir le là. C’est la plus essentielle des capacités car elle définit le tableau et l’existence comme tels.

Proposition 12.
Grandes fuites de taches et de traits. Laps violents qui apparaissent et disparaissent dans le souvenir du geste qui les a étalées et créées en un espace où différents degrés de lumière glissent et jouent par effet de dynamiques et de tensions. Il y a ce passage par où le regard du spectateur passe. D’où sa question : suis-je où je vois là où quelque chose passe ? Vois-je où je suis conscient de mon propre passage ? La réponse pourrait être celle-là : la peinture. L’homme absent. Mais l’homme tout entier dans la peinture.

Proposition 13.
Ce qui ouvre le spectateur à l’espace de la peinture, c’est ce que provoque celle-ci : le pas ou le saut suspendus à son avenir toujours en essor et non pas l’inertie de ses empreintes.

Proposition 14.
La fugacité, la précarité du passage de l’homme forment le regard de Badin et ravivent chez lui un désir très ancien : capter sans arrêter l’image (l’inverse d’un arrêt sur image). Voir est alors une activité en devenir parce que le tableau lui-même est une activité comparable. Ressaisir sous le frémissement du passage l’avènement d’une rencontre dans le lieu où la genèse de la forme devient indissociable de celle de son espace. L’espace d’une peinture de Badin est donc toujours en formation : lieu mouvant, esquisse fuyante mais irrécusable d’une rencontre.

Proposition 15.
Ce qui est enfoui est « sorti », rougissant, jaunissant, sauvé, épuré vers une possible cllarté. C’est là l’effort journalier du peintre, son travail coutumier. Etre ainsi au monde, s’y tenir dans une quête déterminée de son fond, loin de toute espèce d’effets – Badin les récuse. L’existence prend alors un nouveau visage ou plutôt de nouvelles figures. Le fond des peintures de l’artiste n’est plus un support. Il n’est pas non plus le sous-jacent à rien des texturologies à la Dubuffet. Chez Badin, la forme émerge du fond pour aboutir à la peinture : la peinture à soi, en soi. C’est ainsi qu’elle ne cesse de se (re)lever sans repos.
Jean-Paul Gavard-Perret

La fin de l’errance, Pour G. Badin

Un texte de Jean-Paul Gavard-Perret

Lorsque le soleil luit dans le ciel comme un tigre moucheté de rubis de sang, Apollon est à la fois le dieu du jugement et celui du rêve.
Celui-ci casse les murs, se nourrit de la vie et suscite des lumières : lumières de toutes choses et du monde, lumière de nous-mêmes rendues visibles par le pourpre de la ceinture qui devient ode.
Elle illumine le havre d’Egine dont les lumières cillent au clair de lune mystique.
Badin montre comment quitter les rives du jugement afin d’atteindre l’île d’une ivresse qu’aucun tsunami ne pourra recouvrir.
Le rêve n’est donc pas pour lui le parent pauvre du soleil mais, féminisé, il devient la maîtresse du mouvement vital.
Le rêve est la peinture elle-même devenant femme.
Les deux rebondissent sur la pensée qui lui échappe.
Il en va donc pour chaque tableau de la fin d’une errance sans cesse différée.
C’est un rite de passage, un rituel d’adoration, un chant écarlate :
Il déplace les lignes des lieux habités mais il les dévaste aussi.
Car Badin n’a que mépris pour tous les chiens qui rampent, gardiens de l’insomnie, – même s’il est lui-même un rêveur insomniaque.
C’est pourquoi chez lui et dans la violence de ses oeuvres, il n’existe pas de place pour la cruauté.
Ne surgit qu’un état permanent d’ivresse dionysiaque en ce pouvoir de la peinture à réorganiser l’ordre du fini dans l’infini.
A sa manière le peintre est un anarchiste au sens le plus profond du terme.
Sa vitalité demeure le rapport du corps aux forces qui s’en emparent comme la femme conquiert le corps de la lune.
Un tel corps échappe au jugement de dieu car il devient dieu païen lui-même.
Cela n’est pas sans rappeler le projet de Nietzsche : définir le corps en devenir et en intensité comme pouvoir d’affecter et d’être affecté.
Toutes les oeuvres de Badin ne sont donc pas des combats contre la mort mais des odes à l’amour.
En cette propension, la peinture, en son flot, s’enrichit d’une puissance quasi instinctive ou pulsionnelle qui constitue son devenir.
D’autant que Badin ne redoute jamais de devenir la proie de celles qui comme l’antique épouse d’Eaque sont des « maîtresses de vérité ».
C’est pourquoi le peintre peut épouser la Grèce, mais une Grèce particulière : pas celle des combats mais celle de l’amour sous sa forme la plus douce qui vient paradoxalement à bout de toutes les volontés de néant.
Car la volonté de puissance prend chez l’artiste un tour particulier : elle ne se veut plus un maximum de pouvoir de domination – ce ne serait là que le plus bas degré d’une telle volonté.
C’est pourquoi chez lui la femme devient ce que Lawrence appelait un « symbole » : à savoir un composé intensif qui s’étend et nous fait tournoyer jusqu’à capter dans toutes les directions un maximum de forces possibles.
Contempler les oeuvres de Badin, c’est donc multiplier et enrichir nos forces face au théâtre de la peste par une autre scène : celle d’un amphithéâtre où les femmes en finissent avec le jugement des dieux.
Renonçant à tout jugement, le peintre appréhende jusque dans l’Histoire ce qu’il y a de nouveau dans l’existence.
Un tel mode de peindre inscrit la fin de l’errance dans l’errance même.
Il suffit de se laisser conduire sur le chemin de l’amour qui nous délivre de ce qui nous tue.
Alors pour finir on peut appeler Spinoza à la rescousse lorsqu’il affirme : « Mon âme et mon corps ne font qu’un, ce qu’aime mon âme, je l’aime aussi. »
Puisse le peintre ne faire « que » lister ses amours séculières ou passagères, ses amours de rêve plus fortes que la médiocre réalité – à laquelle trop de peintres se confinent – qui nous condamne.
Plus besoin alors d’imaginer Sysiphe heureux : il l’est, quittant ses pierres pour d’autres travaux où s’enchaîner.

Jean-Paul Gavard-Perret