Georges Badin

La peinture de Georges Badin

Butor/Badin : une collaboration artistique singulière

On connaît de mieux en mieux l’importance de la collaboration artistique dans l’œuvre de Michel Butor grâce à plusieurs films documentaires ou à diverses expositions que l’on a pu voir en France et à l’étranger. En revanche l’étude proprement dite de cette  collaboration, notamment avec les peintres et plasticiens, reste encore mal explorée et ce, principalement, du fait de la difficulté matérielle d’accéder à ces œuvres. Il convient cependant de signaler le très beau livre de Patrick Longuet, intitulé Attachements, consacré récemment à la collaboration entre Michel Butor et le plasticien Pierre Leloup.
Difficulté d’accès aux œuvres qui restent confidentielles, mais aussi grande multiplicité des œuvres, puisque Butor peut travailler avec un très grand nombre de peintres et de plasticiens pendant des dizaines d’années de façon plus ou moins régulière : on aura donc toujours, dans ce type d’étude, l’impression que l’on n’arrivera jamais à faire le tour complet de l’œuvre, que l’on est dans le débordement. Mais l’essentiel dans le cadre de la recherche actuelle n’est peut-être pas d’être exhaustif concernant la présentation des documents et des œuvres (cela viendra progressivement), mais plutôt de saisir la singularité des grandes collaborations  qui nous révèlent chaque fois une facette différente de l’énergie créatrice de Michel Butor.
Nous nous sommes proposé d’évoquer aujourd’hui le travail en commun de Michel Butor et du peintre Georges Badin, car il s’agit d’une collaboration singulière à plus d’un titre, outre le fait qu’elle nous a semblé entrer en résonance directe avec l’intitulé du colloque: Les graphies du regard.
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I. UNE COLLABORATION SINGULIERE

Singularité d’abord dans le fait que nous avons d’un côté Michel Butor écrivain et poète qui n’hésite pas à se faire plasticien, par exemple dans sa correspondance, dans son goût pour les pliages et dans certaines interventions colorées de quelques-uns de ses ouvrages; de l’autre côté nous avons un peintre, Badin, qui a été d’abord écrivain, qui est aujourd’hui essentiellement connu comme peintre, mais qui peut, à l’occasion,  écrire des textes de forme brève où se mêlent le poétique et l’essai critique: on peut lire plusieurs de ses textes sur son site internet ainsi qu’une publication récente de 2009, intitulée « Livre à deux voix »  parue chez Aencrages and Co. En revanche lorsque Butor et Badin œuvrent en commun chacun reste dans sa partie spécifique : Butor écrit les poèmes, Badin peint. Il y a comme une frontière qui est respectée.
Autre singularité : Badin et Butor connaissent leur travail respectif au moins depuis l’exposition intitulée Toiles libres, au château médiéval de Fougères en 1976, présentée par Michel Butor où Badin exposait avec d’autres plasticiens. Mais, on peut dire que la collaboration Badin/Butor commence véritablement au cours de l’année 2000 (plus d’une vingtaine d’années après Toiles libres) avec une œuvre intitulée Le jardin Catalan. C’est donc une collaboration artistique pleine de jeunesse à laquelle nous avons affaire, qui n’a pas beaucoup plus d’une dizaine d’années. Badin et Butor ont alors 75 ans lorsqu’ils commencent à travailler réellement ensemble.
Enfin l’auteur et l’artiste ne se sont rencontrés concrètement qu’une seule fois ; en tout et pour tout deux ou trois appels téléphoniques ont été échangés depuis qu’ils travaillent ensemble :  les échanges se font par lettres et par envoi d’œuvres à travailler. C’est le faire-avec ici qui prime sur l’être-ensemble. Ou plutôt le faire-avec est une expression privilégiée de l’être-ensemble.

Je voudrais évoquer maintenant quelques éléments qui me semblent importants concernant Georges Badin pour mieux le situer :

II. SITUATION DE GEORGES BADIN

Né en 1927, il appartient donc à la même génération que Michel Butor. Il fut Directeur du Musée d’Art moderne de la ville de Céret de 1969 à 1986, il a participé au mouvement  Textruction, de 1970 à 1974.
Je rappellerai que Textruction s’organise autour de quelques artistes : Georges Badin donc, Gérard Duchêne, Michel Vachey, entre autres, qui ont aussi travaillé en collaboration avec Michel Butor. On peut dire que Textruction met au centre de sa pratique la présence des lettres et des mots dans la peinture, ce qui montre évidemment un point de convergence avec la réflexion de Butor  qui publie Les mots dans la peinture en 1969, au moment où naît Textruction.
En même temps la peinture semble être choisie comme un langage capable de « surpasser » l’écriture, d’où le jeu de mots avec Destruction (du texte donc) ;  l’écriture est alors perçue comme un langage qui ne peut tendre suffisamment vers l’Absolu, elle semble marquée par le sens arrêté des mots et des phrases; un sens qui fait arête, se limite, se dé-limite dans ses déclarations. Pour montrer la constante de cette approche on pourra citer une réflexion récente de Georges Badin (qui date de janvier 2011): « la vraie écriture, dit-il, aurait été de déjouer toutes les affirmations et de les mettre en doute ».
On note donc la remise en cause du langage verbal, ce qui souligne le caractère critique du mouvement Textruction, ainsi que l’appel à une écriture « autre »; en même temps il s’agit de donner la parole au corps tout entier, d’insister davantage sur la pratique individuelle du peintre plutôt que sur la cohérence du sens, et de considérer en somme la processus de production de l’œuvre comme plus significatif que l’œuvre finie elle-même (comme pourrait le dire Barthes).
Pour Badin, c’est ensuite, à partir de 1974 une période « abstraite » (mais l’artiste se méfie de ce mot) où il s’agit plus exactement, comme il le déclare de : « défier la limite, voilà l’œuvre du peintre. Ni figuration, ni refus du signe, mais l’illimité des sujets ».
Je passe maintenant à l’état des lieux de cette collaboration.

III. ETAT DES LIEUX

On peut recenser dans cette collaboration une bonne vingtaine d’œuvres connues, mais il faut y ajouter un certain nombre de déclinaisons sur des supports variés (qui ne sont pas prises en compte même dans le catalogue de l’Ecart où Butor recense en principe  toutes les réalisations en collaboration); il faut y ajouter des textes qui viennent d’ailleurs, écrits pour d’autres artistes (comme cette strophe du recueil « Sueurs du temps »  ou « L’œil du cyclone ») ou qui tout simplement proviennent de ce Magasin poétique intitulé « Au jour le jour » où Butor amasse sa production poétique quotidienne : il s’agit donc en l’occurrence de textes migrateurs. Certains poèmes se cristallisent à partir de l’œuvre de Badin, en l’occurrence, mais aussi à partir de là, ils peuvent se disséminer dans différentes configurations. Ainsi Le Jardin catalan :

Sur les seize poèmes qui le composent : on va retrouver 11 poèmes dans L’Horticulteur itinérant, distribués dans les sections les plus diverses : « Du balcon basque », « Du promontoire catalan » (évidemment), « Du bosquet chinois », « Du labyrinthe levantin », « De l’échappée nordique », « De l’embarcadère vénitien ». On remarque ainsi que l’image du « jardin catalan » se propage sur d’autres zones géographiques : il se dissémine autour du monde.
Malgré cette mobilité des textes, malgré les supports les plus variés, essayons tout de même de faire le point sur les œuvres de cette collaboration, que l’on classera en deux grands ensembles :
Tout d’abord un ensemble traditionnel composé par des livres d’artistes manuscrits (comme Naissances, La Solitaire…), ou livres imprimés, éventuellement rehaussés de peintures, ou avec des reproductions d’œuvres comme Survivre ; enfin des livres d’artistes incluant des photographies, ce qui peut impliquer un troisième artiste (Eric Coisel, Maxime Godard…), mais pas nécessairement, notamment lorsque les photos n’ont pas d’auteurs spécifiés comme dans le cas de l’œuvre intitulée L’Amateur lointain).

Le second ensemble apparaît nettement plus hétéroclite ; il comprend :
-Les toiles libres de Badin comportant, sur l’un et l’autre côté, des poèmes de Butor;
-Les livres-objets faits de différentes formes et matières comme : les Eventails, les Assiettes de pique-nique ou les Parasols (ceux-ci sont visibles sur le site internet de Badin).
-On peut aussi y ajouter des montages où sont associées des Photographies d’Eric Coisel/la Peinture de Badin/et des Poèmes de Butor.
 
Je vais évoquer deux œuvres  de ce second groupe pour montrer que la rencontre du texte et de l’œuvre plastique ou picturale n’est jamais arbitraire : il s’agit d’une toile libre et d’un livre-objet :

 
IV TOILES LIBRES ET LIVRES-OBJETS

Les toiles libres peintes par Badin sont intéressantes car elles offrent deux belles surfaces d’écriture ; sur l’avers et sur l’envers de ces toiles, Butor manuscrit des poèmes, si bien que l’on peut considérer chacune de ces toiles comme une immense page, une super page d’un livre extraordinaire.
1) Si l’on observe la toile intitulée TORSE/CARREFOUR on remarque que le choix des deux poèmes retenus par Butor forme un système, ils s’opposent et se répondent; ils forment une œuvre à deux poèmes : essayons donc de voir en quoi ils constituent chacun une réponse à chacune des surfaces peintes par Badin en même temps qu’ils peuvent dialoguer l’un avec l’autre.
Remarquons d’abord le fait que la super-page où s’est écrit CARREFOUR  est composée de quatre pages frontales où sont disposées les quatre strophes ; ces pages de couleurs sont presque indistinctes ; tout au plus remarque-t-on des dominantes où se répartissent le rouge, le vert et le jaune. Or la problématique posée par le poème CARREFOUR, c’est justement (je cite) qu’il
« nous faut choisir/entre quatre impasses/et les inspecteurs /avec leurs matraques/ne nous laissent pas/le temps d’explorer/parois et recoins/pour y découvrir/dans quelque fissure/l’air annonciateur/d’un couloir secret. »
Les quatre pages quasiment similaires figurent ces quatre impasses du carrefour évoquant donc ici l’univers du piège.
Si l’on se tourne maintenant vers la face où s’est écrit TORSE, les quatre pages frontales en revanche sont très clairement différenciées et sectorisées. Il faut comprendre le poème comme le rêve d’un torse humain qui imagine la poussée de ses quatre membres ; le torse immobile va se métamorphoser en un nouveau corps mobile et hypersensible, totalement transfiguré, en même temps que chaque page apparaît comme un nouvel univers à explorer :
« En prolongeant ce paysage/voici des coudes et des mains/pour palper dans les lits de brume/les mousses de la découverte/les collines et les ravins/tapissés d’algues et coraux/».
Les poèmes dialoguent donc avec leur page de toile mais ils entretiennent aussi des liens entre eux, car la fin de CARREFOUR voit la toile-piège devenir une toile salvatrice puisque un vol d’oiseaux-rocs vient saisir les prisonniers « pour nous transporter/de l’autre côté du mur des supplices »; tandis que dans TORSE on assiste à un envol des « sirènes » initiatrices d’un nouveau monde amoureux. Vol et envol conviennent à cette toile libre que l’on peut aussi imaginer comme un tapis volant au moins à travers la référence à l’oiseau-roc qui apparaît dans Les Mille et une nuits.

2)  Les livres-objets

Si l’on s’intéresse maintenant aux livres-objets, dont on rappelle brièvement qu’il s’agit d’objets sur lesquels le poète a écrit ses textes et poèmes et qui deviennent du coup des images originales du livre traditionnel – de façon générale il faut noter la faible valeur des supports dans cette collaboration (ce n’est pas le cas, loin de là, avec d’autres artistes) ; ici donc : assiettes en carton, bouteilles de vin vide, éventails en  papier, morceaux de bois de récupération, contreplaqué, etc. ; mais précisément l’usage de la couleur et la valeur du texte poétique vont provoquer une véritable rédemption artistique de la pauvreté du support. Il y a donc une continuité ici avec les toiles libres qui n’avaient pas de prétention à se présenter tendues comme des tableaux, et qui ne réclamaient pas, dès l’abord, d’être regardées comme des œuvres d’art.
 Si l’on retient comme  livre-objet de référence l’assiette de pique-nique peinte en rouge avec une tranche de blanc dans la partie inférieure, on peut lire ce texte qui épouse la courbe du fond du plat et se présente sous forme de trois distiques, non sans rappeler la forme brève et l’esthétique du haïku japonais:
« Une gorgée de vent/une pincée de poivre »
« L’épée de Damoclès/ sur l’abreuvoir du temps »
« Les lambeaux de nos vies/sur le gril des frissons »
Tel est le repas ici proposé où se mêlent la distanciation humoristique des évocations culinaires avec le sérieux de la méditation sur le bonheur éphémère et la finitude de notre vie à travers, entre autres, la référence à Damoclès (le courtisan de Denys l’Ancien, IVe s.). On peut dire que l’assiette de pique-nique, l’éventail ou le parasol appartiennent à la même problématique manifestant dans un premier moment une signification d’insouciance, de vacances, de légèreté, mais les poèmes ou bribes de poèmes, dans un second moment, donnent une profondeur toute nouvelle à ces objets : plus l’objet semble futile, plus la couleur le domine, plus cette couleur rouge sang ici  entre en consonance avec « les lambeaux de nos vies », le contenant prenant la couleur du contenu, le texte s’éclipsant alors sous la couleur, une fois qu’il lui a suggéré la direction du sang.
 
Je voudrais maintenant évoquer quelques thèmes butoriens qui se trouvent  « éclairés » ou colorés par la peinture et l’influence de Georges Badin  (avant de proposer l’éclairage inverse : la manière de Badin, vue par Michel Butor)
 

V. LES THEMES BUTORIENS ECLAIRES PAR LA PEINTURE DE GEORGES BADIN 

1. Tout d’abord l’image du jardin d’Eden que l’on retrouve dans certains titres importants de cette collaboration comme Le Jardin catalan, Jardin d’épiphanie, où L’Académie des jeux floraux; ces poèmes sous-tendent le motif de la profusion végétale qui apparaît notamment dans le poème intitulé « Cascade végétale » et qui implique le croisement des espèces et des genres, ainsi que l’art des combinaisons et des hybrides, ce qui peut être considéré comme une figure de la collaboration.
Ce modèle végétal, à travers cette image de la profusion notamment, peut se présenter comme une image du peintre aussi bien que du poète qui sont tous les deux des producteurs intenses et rapides de textes et de peintures : Badin peut peindre « à perte de vue » dit Butor, tandis que le poète voit en lui-même se dérouler une phrase « commencée l’année passée/et même au siècle dernier/se ramifiant obstinée/à travers générations » (derniers vers du poème « Energie sylvestre »).  Badin est lui aussi concerné par cette phrase qui se ramifie, se métamorphosant chez lui en une écriture que la vitesse d’exécution rend indéchiffrable.

2. Un second thème butorien, bien connu, est celui du voyage exploratoire; mais dans la collaboration avec Badin, il faut non seulement parler de déplacement géographique mais il faut aussi évoquer les explorations aussi bien minuscules qu’intersidérales (Naissances), sans parler des voyages dans « l’envers du décor ». A titre d’exemple j’évoquerai l’œuvre intitulée En coulisse qui nous fait voyager à l’intérieur d’un théâtre avant que le spectacle ne commence, les traits noirs du peintre se transforment pour le poète (entre autres) en câbles électriques, les connexions s’opérant grâce aux éclairagistes qui ajustent les projecteurs. N’est-ce pas là aussi une image de la collaboration et de l’illumination qui en résulte ?

3. Un autre thème est centré autour du monde de la corrida. C’est une sorte de figure imposée par Badin, qui vit dans un sud ouest de la France très marqué par cette tradition. On remarquera qu’il s’agit d’une thématique qui pose problème à Butor, ce qui apparaît bien dans le titre de l’œuvre «L’amateur lointain», ainsi que dans la mise au point initiale : « Je ne fais pas partie des aficionados. Je préfère qu’il y ait l’écran de la peinture entre le mystère et moi-même. Alors je peux approfondir ma fascination, remonter aux couches profondes, devenir enfin minotaure et Thésée, réveiller dans l’alambic de l’arène l’alcool des millénaires enfouis ». Poème à la fois épique et tragique, L’Amateur lointain se fait aussi poème didactique, rappelant à bien des égards le texte « Delphes » du Génie du lieu. Par l’éclairage de la corrida on retrouve donc enfoui une des réflexions de prédilection de Butor qui se rapporte à « l’étagement » des mythologies.
A noter que les distiques que nous avons cités précédemment, figurant sur l’assiette de pique-nique, sont tirés d’une section de L’Amateur lointain qui s’intitule : « Rafraîchissements pour la corrida ».

4. Un quatrième point concernant spécifiquement cette collaboration Badin/Butor, c’est  le défi du poète qui veut montrer au peintre, jadis écrivain, qu’il était possible de peindre avec les mots sans nécessairement passer sur l’autre rive comme l’a fait Badin. Pour Butor il faut donc tenter de hisser la parole poétique au niveau du langage de la peinture; d’autant plus haut que Badin est, selon Butor, le « teinturier des muses ».
Pour rendre compte de cette émulation entre poésie et peinture, Butor peut se lancer dans une variation sur une seule couleur et ce sera le poème « Soufre » intégré dans « Le Jardin catalan » dont toutes les strophes constituent une variation sur le jaune ou encore le poème « L’Académie des jeux floraux » (à l’origine écrit pour l’artiste italien Leonardo Rosa) qui est une variation sur le rose. Enfin, la lumière brillante de l’acrylique, peinture caractérisée par sa brillance, régulièrement utilisée par Badin, est évoquée dans le poème « Drapés de laques » : l’acrylique apparaissant notamment sous la forme d’une « étole de cristaux/taillés en écailles si fines/qu’elles ruissellent sur les yeux ».

5. Enfin dernier point, très régulièrement évoqué dans cette collaboration, c’est la proximité des âges entre Butor et Badin. Le temps qui avance est une préoccupation pour ceux qui ont une grande partie de leur vie derrière eux : on rencontre ce thème dans « Amis au loin », poème qui conclut « Le Jardin catalan »,  dans le poème « Durer » qui conclut « 24 Trièdres », et surtout dans le poème « Je diminue » qui termine l’œuvre intitulée « Survivre » (paru chez AEncrages and C° en 2010) et dont je cite l’avant-dernière strophe:
« Ce qui diminue sûrement/ c’est le nombre de jours qui reste/ à vivre on ne peut le savoir/que lorsqu’on arrive au dernier/alors les autres se souviennent/font des calculs et aperçoivent/le moment fatal approcher/dans l’ombre des rétrospectives ».
Mais dans une très belle réalisation intitulée Lâcher du lest, qui est un livre en accordéon, Butor montre la complémentarité (plus exactement peut-être la réversibilité) des âges : d’un côté la couleur jaune, celle de l’enfance et du sable que l’on jette par-dessus bord joyeusement, lors des anniversaires, symbole de l’énergie vitale; de l’autre côté la couleur orange du soleil couchant qui entrouvre l’univers, à travers le regard et l’expérience de l’octogénaire :
« Lorsqu’on a quatre-vingt ans/on raconte des histoires/pour endormir les enfants/ on devient marchand de sable/remplissant les sacs vidés/permettant de ralentir/le passage à l’âge adulte ».

Pour terminer cette brève étude je voudrais évoquer quelques aspects caractéristiques de la grammaire de G. Badin : quels sont les procédés du teinturier des Muses ?

VI. LA MANIERE DE GEORGES BADIN VUE PAR MICHEL BUTOR

a) On ne reviendra pas sur le trait scriptural qui traverse la peinture de Badin – ce « presque l’écriture » évoqué par Butor.
b) On soulignera en revanche l’importance de la matérialité de la toile, du papier, du bois qui sont comme des écrans de projection de la nature elle-même, ce que Butor appelle « les appels des plantes », et qui sont comme autant de vues partielles du Jardin d’Eden originaire.
c) Par ailleurs, de même que nous avons affaire à une ébauche d’écriture dans la peinture de Badin, de même nous sommes en face d’ébauche d’images. Presque rien n’est identifiable, seules règnent les couleurs et leurs modes d’apparition localisés:
« L’or brûle par ci/le vert germe là/ le bleu prend son vol/ou sa profondeur/le rouge épanouit », déclare Butor
Ici, ce sont les couleurs qui sont en action, de façon distincte, singulière, et sur un mode que l’on pourrait qualifier d’essentialiste, comme si le jaune d’or devait toujours brûler, le vert toujours germer, le bleu toujours s’élever ou s‘approfondir, le rouge toujours « épanouir ».
[On pourrait ici faire une petite note sur la « tache », comme un premier clin d’œil à Walter Benjamin dans le sens où il y a des taches de peinture chez Badin. Or on sait que pour Benjamin, la tache est l’essence de la peinture. La peinture de Badin intègre naturellement le barbouillage et la salissure, qui sont comme des garanties de l’authenticité de cette peinture. (Ce n’est pas du tout la salissure dont parle Barthes à propos de Cy Twombly, qui relève d’une « dialectique subtile », dans la mesure où il s’agit d’un « savoir faire de ratages superposés, rendus visibles comme un palimpseste », in Sagesse de l’art, Tome 5 des OC, p. 690). Pour accepter de se livrer à la tache il faut ici une déconstruction du métier, mettre à l’écart des grilles de valeur esthétique, retrouver une innocence, une sorte d’enfance de l’art dans le dessein suprême de laisser vivre la couleur à l’état brut.
Par ailleurs chez Badin les traces « intentionnelles » aussi bien que celles qui font « tâche » sont prises dans des mouvements qu’elles dessinent avec leur flou autour; peut-être faudrait-il à ce propos parler d’« aura » (c’est le second clin d’œil à Benjamin). En tout cas l’ensemble de ces traces de couleurs permettent de lire le corps qui a vécu sa passion en peignant, le corps du peintre dans son travail, la vitesse ou la lenteur des gestes, son énergie et sa façon de prendre possession des surfaces. il s’agit en somme de restituer (ou mieux de préserver) une Présence.]

d) Dans d’autres cas, pourtant, les couleurs fusionnent et l’on ne peut plus en distinguer aucune nettement; ce qui prime alors c’est le pluriel, avec un effet de submersion (Toile libre Carrefour):
« ici les mélanges/et là les contrastes/les répercussions/réverbérations/marées de nuances »;

e) la séparation et les frontières déjà rencontrées dans l’étude de la toile libre (Torse/Carrefour) sont des complémentaires antithétiques de la fusion, des découpages structurants qui aimantent les polarités différentes (une physique des intensités):
« Parfois ce qui vient/invite au partage/on va découper/pour mieux accueillir/ce que l’on devine»;
Il faut insister sur ces découpages dans la toile car c’est par eux que, chez Badin, la toile est perçue comme une « habitation » (cette notion rappelle le fameux texte de Butor sur Mondrian dans Répertoire : « Le carré et son habitant »); ce sont des séparations qui font office de seuils et de cloisons :
« Alors on saisit/brosses ou pinceaux/pour délimiter/portes et lucarne/
« C’est une autre toile qui vient s’essayer/ c’est une autre chambre…»

f) Mais peut-être faut-il souligner que ce type de pratique picturale qui donne une telle importance à la couleur, avec ces contrastes qui concourent à l’harmonie, est directement en relation avec la musique : Butor sera très sensible à cet aspect musical des œuvres du peintre :
« voici des grilles/pour localiser/l’oracle des gongs/…
/les chants retentissent/de cloîtres en nefs/de cuivres en bois
Pour les retenir/les encourager/des fouets de paraphes/comme les signaux/du chef d’orchestre »
g) Le moment suivant, ce sera donc la rencontre des peintures et de l’écriture, et donc la naissance d’un livre; on en trouve l’évocation dans le livre intitulé Naissances (en 3 exemplaires, dans la collection Mémoires); il s’agit d’un livre que Badin a peint en fond noir, pour marquer sans doute le mystère et la profondeur de toute naissance,  transformant l’habituelle page blanche en une déroutante page noire, et provoquer ainsi l’écriture à se peindre en blanc pour en souligner sa force virginale. Je cite la strophe consacrée à la « Naissance d’un livre » :
« quelques notes dans un carnet/pianotage sur le clavier/version sur version raturer/je n’y arriverais jamais/maintenant je vais recopier/mais comment faire pour écrire/sur ces pages noires je vais/commencer par quelques essais. »
En principe le poète transmet son texte au peintre qui se laisse imprégner par le texte, réagit à des mots ou des images en relation avec son propre univers personnel; une fois que le livre d’artiste a été travaillé par le peintre il l’envoie enfin au poète qui écrit son poème dans les plages qui lui restent.
Le peintre ménage des espaces, des zones de blanc qui vont former des lieux de rencontre, qui correspondent à des pages déjà colorées, qui ont donc déjà une identité. Mais parfois le peintre laisse des pages entièrement blanches ou presque; ainsi dans La Solitaire (œuvre réalisée en 2010) s’installe une respiration de pages blanches laissées  au poète par le peintre; de même pour 24 Trièdres. Mais il arrive que le poète soit obligé d’écrire son texte carrément sur la peinture.
Ces différents dispositifs induisent des effets de sens. Dans La Solitaire les pages blanches sur lesquelles écrit le poète, symbolisent le vœu de celle qui parle puisqu’elle est animée par un désir d’invisibilité; en revanche la grille bleue qui entre directement en dialogue avec les deux dernières strophes de La Solitaire renforce l’image de l’interdit qui se traduit par des vers comme : « la voie d’invisibilité /m’apparaissant soudain barrée » ou « Il me faudrait me dérober/derrière un mur ou un écran ».
Dans le cas de Naissances presque tout le texte de Butor baigne dans la lumière noire, on peut comprendre que les mots naissent de la nuit, ils luisent d’une lumière blanche, et entrent alors en correspondance, en analogie, avec le cosmos; les strophes apparaissent comme des satellites des puissantes masses picturales qui figurent des planètes; d’autres mots isolés, écrits en bleu, sont des satellites encore plus petits, des mots-strophes qui brillent à une distance encore plus grande (il y a ici des effets d’échelle); ils sont dispersés sur la page pour pouvoir l’équilibrer et renforcer aussi l’impression de l’immensité, donner l’impression d’une lumière qui vient de plus loin. Donc ici par le choix des couleurs (le blanc, le bleu), c’est le poète qui devient peintre dans le sens où son intervention possède de fortes implications visuelles. Et c’est donc le peintre Badin qui, par sa manière, a appelé ici ce type d’interventions butoriennes.

f) Lorsque « les pages sont mûres » et que l’on a « passé la main », cela signifie que le peintre et le poète agissent de concert. Or si les arts collaborent à ce point et si régulièrement, c’est en l’occurrence pour agir sur le monde à travers une fonction critique. De ce point de vue la fin du « Teinturier des Muses » est très claire :
« Les panneaux sont prêts/pour manifester/troubler les festins/des puissants du jour/par leurs inscriptions
Balthazar Ubu/tyrans milliardaires/songes et mensonges ».

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En conclusion je voudrais simplement évoquer une expérience personnelle concernant  l’ouverture et la lecture de certains livres de Badin (Image de 24 Trièdres):
Cette ouverture est parfois impossible, dès les premières pages l’épaisseur de la peinture a formé par endroit des plaques de colle au point qu’il y a risque d’abîmer l’œuvre pour la voir et la lire: le poème sort ainsi d’une déchirure toujours possible. Les pages restent collées entre elles même lorsque le livre a été lu antérieurement; on dirait que la peinture se refuse à sécher complètement.
Parfois on recule devant le risque : on saute des pages collées, en espérant y revenir plus tard, avec plus de doigté, avec plus de chance : il  faut savoir alors se résoudre, devant de telles œuvres, à une lecture incomplète.

Lucien Giraudo

Photos de l’exposition à la Maison de la Catalanité

Photos de l’exposition à la Maison de la Catalanité (11 Bastion Saint Dominique, Perpignan) avec la galerie Maria Dos qui a lieu du 11 juillet au 28 août 2011.

La proximité du peu d’Armand Dupuy

Aussi loin que je me souvienne, c’est lors de promenades en famille qu’il m’a été donné d’entendre, pour la première fois, cette phrase qui me ferait tant d’effet. Nous longions le cimetière des frères dominicains puis nous traversions les bois jusqu’à déboucher, par les chemins de terre serrée, sur le couvent Sainte Marie de La Tourette. Au printemps, l’édifice se détachait gris net dans la lumière froncée  des dimanches après-midi. Mais, ce matin, cette phrase qui n’est jamais bien loin bouge à nouveau. Elle bouge parce qu’on m’a dit, alors que je faisais défiler trente pages d’un carnet de Georges Badin devant deux yeux pas faciles, ce que j’avais entendu dans la bouche de mon père, il y a plus de vingt ans. Il parlait de la façade rêche du couvent sur pilotis de Le Corbusier: « ça de l’art… moi aussi je peux le faire! ».
J’ai pourtant dû savoir, par instinct, que certaines choses tirent leur grand pouvoir de l’ignorance qu’elles nous donnent à toucher. Pour cette raison, peut-être,  sans que j’en sois vraiment responsable, mon jugement s’était suspendu. La façade nue se tenait dans son évidence énigmatique (et l’écrivant, je ne peux pas ne pas songer aux tableaux de Jérémy Liron qui montrent de façon quasi obsessionnelle cette forme de présence) telle la phrase de mon père, posée comme une vitre seule et sale dans le paysage.
Alors, ce matin, une nouvelle fois, j’aurais pu me rendre aux évidences, en tournant ces pages de Badin. Tout le monde peut… Pourtant, j’étais déjà intrigué, enfant, par le simple constat que très peu s’y jettent comme le font Badin et d’autres, de toutes leurs forces, toute leur vie, avec une une indiscutable nécessité.  J’étais moi-même le terrain d’une  telle incapacité. Je voulais être peintre, mais ce qui d’une certaine façon m’aimantait, m’était conquête impossible. Le moindre trait me répugnait et n’était jamais qu’un trait loupé sous ma main. C’est donc dans cette tension « je peux le faire / j’en suis fondamentalement incapable » que je me suis installé, durant des années, sans pouvoir m’expliquer clairement dans quelle mesure il était légitime d’appeler ça de l’art. D’ailleurs, je me suis toujours bien mal défendu. Et s’il fallait défendre ma personne, contre ceux qui savent et peuvent, tout autant que l’œuvre, c’est que j’étais mis en cause. L’expérience intime à laquelle l’œuvre me permettait d’accéder était facilement dévastée par quelques phrases. Il m’est longtemps resté impossible de dire à certains qui avançaient de tels arguments que non, ils ne pouvaient le faire. J’ai pris l’habitude de fuir ce genre de conversation, n’ayant pas le cœur à expliquer pourquoi, selon moi, chacun ne le pouvait pas – alors que dans le même mouvement, j’étais persuadé que chacun avait la possibilité de tenter l’aventure qui n’est pas possession d’une élite. Puis, faisant face à un tableau de Badin, l’immédiateté de la perception dicte que ce qui se tient là, chacun le peut. Un enfant le pourrait, là, sur le champ. Etaler de la peinture, barbouiller…  Alors je me contentais de répondre, toute colère rentrée, « fais-le, si tu en as besoin« . C’était, il me semble, la réponse la plus honnête. Dans ces circonstances, on a beau citer Picasso expliquant qu’il a mis sa vie à savoir dessiner comme un enfant, cela ne fait pas mouche. Comment peut-on tendre vers ce qui d’apparence n’est qu’une régression puérile. Parce que cela n’est ni beau ni propre ni satisfaisant. On ne trouve dans certaines compositions de Georges Badin que peu de lignes qui s’agacent dans le blanc, qui forment une fenêtre tendue sur l’air ou bien quelques peaux d’oranges qui voisinent avec un nuage bleu. On y trouve aussi des emballages, des crayons ratiboisés, de la ficelle, du tissu, des poils ou des empreintes partielles de semelles. Mais chacune de ces lignes, de ces touches de couleur et de ces incrustations est dépositaire du plein engagement du peintre. C’est exactement ce qu’il manquait à mon trait loupé.
Dans un bref texte que Joël Bastard consacre à Georges Badin, on peut lire « Exister, c’est faire du bruit avec les outils les plus intimes. »  Alors il faudrait peut-être s’efforcer d’entendre régression pour ce qu’elle vaut. Non pas comme une perte, une déperdition, mais comme une faculté. Faculté d’être en lien avec ces outils. Avec différents niveaux de pensées. C’est la capacité d’être en phase avec un berceau de sensations. Badin pense avec l’espèce de tamis primitif que furent nos yeux mal éduqués. Ses peintures disent la commotion de mondes qui se rencontrent et s’affrontent. Sa main se rappelle dans la couleur. Une phrase de Pierre Soulages tirée d’un un entretien avec Charles Juliet m’avait fait forte impression. Il avoue « ce que je fais m’apprends ce que je cherche« … A sa façon, Soulages nous rappelle que la main précède la pensée. Et s’employant à ne jamais laisser le tête prendre le pas sur la main, Badin nous rend le pouvoir de s’émouvoir neuf face au monde.

Certains auraient pu me prendre au mot et faire du Picasso, du Staël, du Badin, quand je leur suggérais maladroitement de le faire. Mais, même si l’on faisait abstraction de l’épaisseur du temps dans laquelle ces peintres s’inscrivent, même si l’on omettait leur ténacité à faire ce qu’il font jusqu’à laisser parfois leur peau dans la lutte, il ne s’agirait pas de le faire parce qu’on peut ni même parce qu’on sait. C’est précisément  l’inverse. L’ignorance est le moteur. On cherche et quelque chose nous cherche. L’usage qu’on fait de son savoir me paraît chose cruciale. Libre à chacun de s’en servir d’ornement ou d’en faire sa pelle et creuser. Je m’imagine, en avançant ces quelques mots pour Georges, que c’est ce rapport qui peut nous conduire vite au « je peux » fanfaron. Certaines œuvres – ce fut le cas du couvent de Le Corbusier pour moi, c’est le cas des grandes toiles de Badin qu’on reçoit pliées dans des paquets par la poste, c’est aussi le cas de nombreuses pages de ses carnets – nous donnent l’occasion de faire quelque chose de plus vivant de ce qu’on sait ou croit savoir.
Mais sans doute était-il incongru d’en venir à Georges Badin par un souvenir du couvent de Le Corbusier, un dimanche après-midi. Je ne crois d’ailleurs pas qu’il y ait une quelconque raison de faire un parallèle entre eux. C’est le seul sentiment d’évidence éprouvé face à leur travail qui les rapproche ici. Il y a ces phrases, encore, qui résonnent vers les propos de Bastard: « Prendre possession de l’espace est le geste premier des vivants, des hommes et des bêtes, des plantes et des nuages, manifestation fondamentale d’équilibre et de durée. La preuve première d’existence, c’est d’occuper l’espace. » Elle sont de Le Corbusier, justement. Je les avais relevées dans un tout autre contexte, mais c’est ici qu’elle font sens. La peinture de Badin est en effet une succession de gestes intimes de vivant pour gagner l’espace. Mais s’accaparant cet espace, Badin le décuple. Il agrandit la surface. Bien sûr, on pourrait dire de toute peinture qu’elle le fait, mais, les toiles de Georges Badin, c’est un exemple parmi d’autres, font directement place aux textes d’écrivains tel que Michel Butor ou Hubert Lucot. Badin cherche la proximité des auteurs. « Les toiles de Badin sont amples, magnifiques et se suffiraient à elles-mêmes. Mais le peintre, modestement, veut des mots, aimante une complicité qui le ramène à sa naissance artistique première: la poésie. » (Daniel Leuwers). Et même si la peinture de Badin suffit, on a le sentiment qu’elle tient à peu de chose. Elle est tout près de n’être pas. Tout près de l’effondrement. D’ailleurs Badin signe l’oubli. Il signe le manque et le rien comme partie pleine du travail. Il assume que son art soit la proximité du peu. C’est sa grande force et sa beauté. En témoigne la page oubliée, restée blanche mais signée, issue du carnet peint dont il était question plus haut. Cela ne paraîtra qu’anecdotique à certains. Après tout, ils peuvent le faire!

Armand Dupuy

1er juillet 2011

http://motstessons.blogspot.com/2011/07/georges-badin.html

Pour Georges de Joël Bastard

J’ai commencé le texte Pour Georges chez moi dans le Jura fin avril 2011, au milieu de ses peintures et des livres faits ensemble, principalement pour les Editions Collection Mémoires. Je l’ai terminé le 10 juin devant nos derniers livres d’artiste réalisés en mai : Corrida et La compagnie d’une chanson ( Editions C.M ) à la Villa Marguerite Yourcenar où je suis en résidence d’écrivain pour écrire un roman. J’ai écrit ce texte pour tenter de verbaliser pourquoi sa peinture me fascine autant.

Pour Georges

Une tempête dans le rouge. Un fruit écrasé dans le bleu. Un coup de blanc pour éblouir le dernier vert. Toutes les métaphores ne suffiront pas pour écrire le désir, la joie et l’enjeu de la peinture de Georges Badin. La force d’une peinture debout. Le muscle tendu dans l’épaisseur de la chair, Georges Badin traverse les éléments colorés de son existence. Exister, c’est faire du bruit avec les outils les plus intimes. Un bruit de cœur qui bat, de main qui claque, prend, caresse. Un bruit de bouche et d’oreille, de sexe. Un bruit de langue qui signe la forme idéale. Un bruit de territoire. La peinture de Georges badin fait du bruit sur tous les supports possibles, du parasol à la toile. Du papier dit riche à celui dit pauvre. Elle fait un bruit de couleur que l’on entend même les yeux fermés.

Joël Bastard

Exposition à la Maison de la Catalanité (Perpignan été 2011)

L’exposition Georges Badin en partenariat avec la galerie Maria Dos aura lieu :

Maison de la Catalanité (localisation)
11 Bastion Saint Dominique
Perpignan

Du 11 juillet au 28 août 2011

Informations: 04 68 08 29 35
Téléchager l’affiche

Lucien Giraudo et Georges Badin Bonne Nouvelle

BONNE NOUVELLE

I. Scènes de la vie privée

ANNONCIATION

Rose
La couleur se détache tendrement
Posée sur un fond doré
Deux mains
Tendues sous un soleil
De violette

NOËL
Morte la raison et morte la saison

La fraîcheur de l’abri
Avec son toit pentu
Troué
Tout se tait
Le brin du silence

FUITE
Le palmier les voit
Passer
La hâte
Le manteau

L’âne
Et l’enfant au cœur

PARMI LES LIVRES
L’enfant tournait
Les pages
Crème
Des livres
Et les textes retrouvaient
Leur allure juste

II. Scènes de la vie publique

ENTRE LES EAUX
A l’instant
Où l’officiant quasi nu
Opéra
Aucune ombre voluptueuse
Ne se reflétait
Dans les eaux vertes du fleuve

TRANSFIGURATION
Brusquement

Le feu
Brusquement dans la chair
Exultant
Sous la dévoration du phosphore
Se détourner était-il simplement possible

L’ALCHIMISTE DU FUTUR
Dans le ventre des jarres
L’eau frémit
Les terroirs à venir se mobilisent
Sous le soleil des apéritifs
Nul ne sent encore
La vibration nouvelle


AUX OLIVIERS
La leçon de la pierre est partout
Dure
Loi de l’escalier
Mais un rameau
Perce d’éternité
Entre vagues et plissements

III. Scènes du réveil

CENE
Bras serpentins
Mains de houle

Les corps bouleversés
Autour de Lui
Les têtes s’avancent
Reculent devant cette nouvelle

CROIX
Trois croix
Surplombent et la foule d’antan
Et le public d’aujourd’hui
L’une centrale
Mordue d’amour

Forcément plus haute

NOLI ME TANGERE
Un voile de vent bleu
Et
La main de Madeleine se vide
Tout son sang reflue
Dans le cramoisi pulpeux
De sa robe vénitienne


PENTECÔTE
Langues virgules
De feu Suspendues
Quelles paroles chuchotez-vous
Aux deux hommes penchés
Interloqués
Ainsi qu’à l’homme réfléchissant

Lucien Giraudo (Janvier –mars 2011)

L’amateur lointain

Un livre sur Arches, 52×34cm, comprenant des peintures originales de Georges Badin, des textes manuscrits de Michel Butor. Cet ouvrage réalisé en 7 exemplaires entre Céret 2010 et Lucinges 2011 est enregistré au catalogue de l’écart sous le numéro 2014.

L’inverse d’une averse

Livre comprenant des poèmes manuscrits d’Armand Dupuy et des peintures originales de Georges Badin, 6 exemplaires numérotés et signés par les auteurs et daté de mars 2011.

Avec Georges Badin par Daniel Leuwers

C’est un vrai plaisir d’oeuvrer avec Georges Badin. Cela dure depuis six ans, et je ne l’ai toujours pas rencontré ! C’est dire que tout se passe dans le travail -et c’est bien ainsi.
De longue date, j’ai admiré Georges Badin. Je connaissais ses livres avec Butor, j’avais vu de ses expositions dans la rue de Seine qui m’est si chère à Paris (j’y ai vécu mes années d’étudiant). Lors d’un séjour au Québec, j’avais même trouvé de lui un livre de poèmes édité au Mercure de France. Peu après, j’avais acheté un livre qui intégrait une peinture de lui chez Ecbolade et avais obtenu de l’éditeur l’adresse de l’artiste. L’aventure pouvait commencer.
Avec Georges Badin, ça fonctionne dans les deux sens.
Il y a d’abord les petites feuilles manuscrites que je l’invite à accompagner. Elles incluent de mes textes personnels, mais aussi des textes de Butor et de poètes qu’il a lui-même sollicités ou que je lui propose dans le cadre des « livres pauvres » -ces collections de livres d’artistes hors commerce que j’ai lancées en 2002. Georges Badin se retrouve ainsi associé à Henri Meschonnic, Pierre Oster, Patrick Chamoiseau et j’en passe.
Et puis il y a les livrets que Georges Badin a préparés et déjà peints et où il attend un texte. Chaque livret peut atteindre jusqu’à une vingtaine de peintures chacun. C’est une véritable fête.
Il y a enfin ces immenses toiles roulées qu’un porteur spécial dépose à ma porte et où il s’agit de mêler quelques mots de poète pour que, dans l’esprit de Georges Badin, l’oeuvre soit parachevée. Cette technique de la toile écrite, Georges Badin l’a expérimentée avec Butor -et elle révèle la place prééminente que le peintre accorde à la poésie. Les toiles de Badin sont amples, magnifiques et se suffiraient à elles-mêmes. Mais le peintre, modestement, veut des mots, aimante une complicité qui le ramène à sa naissance artistique première: la poésie. Badin figure, en effet, au catalogue du Mercure de France en compagnie d’Yves Bonnefoy et d’André du Bouchet. Devenir peintre, ce sera pour lui une façon de rester poète et de le vérifier auprès d’autres poètes de toutes les générations.
Ce que j’aime, c’est que, lorsque j’envoie des textes manuscrits à Georges Badin, ils me reviennent couverts de peintures et de traits au fusain, dans la semaine même -ou peu s’en faut. Il y a une vitesse d’exécution, une fougue prompte à délester toute déperdition dans le travail de Georges Badin. En cela, il est poète. L’aventure tient du rapt. Je lui envoie des raccourcis de mon histoire personnelle (c’est ainsi qu’à tort ou à raison je conçois le poème) et il les atteste de sa griffe inimitable. Il y a un peu de Jackson Pollock dans ce peintre très gestuel, mais il y a aussi une sorte de corps à corps plus intime (on dirait qu’il se couche sur sa toile) avec la peinture même où Badin intègre des bouts de bois de son jardin, des morceaux de ficelle aussi.
C’est gai. Une forme d’art total. Je pense souvent à Picasso, à cause de cette véritable fébrilité qui entend contrecarrer la mort ou les forces négatives qui nous travaillent. Je sens Georges Badin du côté de la jeunesse toujours. Ses bleus sont intenses. Il y a même un bleu Badin qui me fait frémir. C’est l’été, la mer, mais aussi le miroir où l’été s’efface, où l’on a été donc et qui laisse des bleus. Le rouge s’étale par flaques. « Flaques de verre » chères à Pierre Reverdy, mais, plus encore, quelque chose comme « Le Chant des morts» du même Reverdy , accompagné des grandes traînées de peintures rouges de Picasso (ce chef-d’oeuvre a été réalisé par l’éditeur Tériade et figure pour moi le plus beau livre du XXème siècle, avec le fabuleux « Jazz » d’Henri Matisse).
Fort de tels patronages, on se sent bien avec Badin, comme protégé par l’anse de la baie de Poulhilles , toute proche de sa maison de Céret- lieu cher à Picasso, comme on sait.
Le facteur (sorte de succédané du Père Noël) apporte toujours de lui des surprises, des moments d’émerveillement. Ça vit, ça résiste, rien n’est triste. Cette fougue me fait vivre. J’adore Badin et le dis et le redis en maints textes. Celui-ci aussi.

Daniel Leuwers
Mars 2011

Répliques à Daniel Leuwers

Si peu de vie qu’il y ait, elle est à considérer comme un foyer qui ne peut s’éteindre. Deux faits, l’un n’a pas d’auteur ni d’origine, l’autre vous mène à la vivacité si faible qu’elle émeut, à la beauté tellement écrite ou peinte ou chantée qu’elle ne s’éloigne pas, se complaisant dans cette disparition qui la tente. Il y a autant de force, peut-être voulue, chez Daniel Leuwers, des partir pour tout le bonheur où il se trouvera : Brésil, Israêl, Valras … et les envois qu’il me faisait avec la volonté farouche d’écrire à l’aventure pour ne pas être devant décevoir. Ce qu’avait atteint Chopin en se servant du clavecin avec un seul mot « liant » ou « allegro », Leuwers le savait bien, sa vie me l’avait appris.
« Je n’entends / Que son pas qui se risque dans la nuit / Gauchement, vers en bas, sans main qui aide » (« Une photographie » Bonnefoy). Phrase dont les mots qu’il faudra suivre, délaisser peut-être pour que la poésie à venir ne s’estompe pas.

« La laitière » de Vermeer s’impose : le jaune et le bleu, déjà par le secours des tissus, corset et tablier. Il y a du rouge qu’il faut chercher, mais présent. Tu as écrit « comme une flaque » dans beaucoup de mes toiles. Ce qui est éclairé : deux faits si l’on veut, elle verse le lait, concentrée, attentive et l’autre, la lumière donne un avenir absolu à cet instant.  (« Eterniser l’instant » Baudelaire)
Ton texte est une longue histoire avec un début où accroché par ce que tu vois ou lis tu veux poursuivre : deux noms de poètes majeurs.
Si j’en viens à notre collaboration, au fait que j’allais vite avec les feuilles que tu m’envoyais et que je colorais ou griffais (le chat hier aiguisait ses griffes sur le tronc du tilleul du jardin, j’étais là à ses côtés), je vais vers cette expression : « attester les raccourcis de mon histoire personnelle ». « Certifier, garantir la réalité ou l’exactitude de quelque chose » (Larousse). Daniel qui écrit me pose à ses côtés sur son chemin ou pays, j’ai ce passage avec mes genêts, mes feuilles, l’arrêt sur la montagne et cette bande bleue, ciel ou ovale ou courbe de la colline vers la mer. D’autres images si l’on feuillette le carnet iront sans s’arrêter jusqu’à la cascade du gouffre de la Clapère. Daniel encore se penche sur la toile et y voit un gestuel proche de Pollock et de ses danses. Heureusement qu’il emploie plus loin le verbe « se coucher » et c’est toujours la toile, sa ferveur. Si il y a une suite à nos rencontres, J’attends de Daniel qu’il me donne des mots à voir, à entendre, comme si j’étais poète.

Georges Badin

Pourquoi j’écris, James Sacré ?

Où vous rencontrerez-vous, écriture et personne ? Vous écririez pour que les lignes vous secondent, noires sur la page tenue sur une écritoire. Elles agiraient mais pour le moment elles sont sans précision, en désordre et vous oppressent.

« Elle déconstruit l’hypothèse divine » (Raphaël Enthoven), l’écriture qui se sert de ses armes contre la culpabilité, le dieu social avec les paroles imposées dans ses églises, répétées sans que les fidèles s’en aperçoivent, alors qu’elle manifestera dans ses détours et cercles ou accès aux montagnes une indécence qui ne se laisse pas prendre aux mailles, aux filets. Compacité des sons, de l’un à l’autre séparés, unis, suivant une droite comme les bras étendus d’Aphrodite, les recevant dans un ultime abandon.

Des événements, les premiers hommes . Ils s’ajoutent à ces noms une liberté devant laquelle ils se trouvaient contraints d’être et qui dans ces deux situations d’être les dirigeraient vers la beauté dès leur rencontre. Dans le cas de l’écriture il se dirigerait vers la déconstruction. Dans le second cas, où peindre dépendrait des événements. Se dire dans la déclamation (déclamer) et tout de suite, dès la première note, en mettant le doute à nu et il y est contraint, si bien que les notes se joignent par un souffle brûlant, s’appellent par un creux au noir lisse et actif et c’est la sonate en si mineur de Chopin. Les couleurs sont soumises à la même marche, précipitation ou lenteur : le bassin par exemple est bleu, il le voudrait changeant selon le jour, l’heure, et il s’ensuit des bandes de couleur, bleu clair, bleu outremer, bleu couchant de soleil qui sont éparpillées pour se rejoindre peut-être bientôt avec les toiles ou les papiers qui les multiplieront, les assembleront pour le cercle du bassin autour duquel l’enfant tournait.

Ce qui aura été donné à lire n’a jamais été attendu et si l’oscillation entre les notes de la sonate comme entre les mots de l’écriture sur la page ou seulement entendus dessine ce que va poursuivre  la ligne ou la courbe, le lecteur sera le premier auteur.
Le verbe non loin de lui, il se dérobait à son regard, sur le carnet les taches de couleurs glissaient (on pourrait mieux dire que leur surface était transparente et lisse comme l’eau souvent qui l’arrêtait) et, le danger était de donner à ces taches trop de vouloir être avant toute intention de nommer qui se rapportait évidemment au peintre, de côtoyer le bassin, de faire que l’eau jaillisse du rocher et surtout s’il atteignait de telles limites qui pouvaient être de mort, c’était pour, avec la page suivante, retrouver le cercle, l’eau, les feuilles, le rocher, les poissons. Le verbe premier était « se dérober ».

2 janvier
La toile sur châssis, la toile souple, au sol, grandes surfaces, la liberté qu’elles offrent a ses absolus, les rythmes qu’elles tissent (retour à Pénélope), le soir effacé, toujours recommencé, la beauté a ses jours, ses nuits, les regards des passantes, des notes écrites sur le tissu vont jusqu’au livre «  mais la nature est là qui t’invite et qui t’aime / Plonge toi dans son sein qu’elle t’ouvre toujours » Lamartine.

23 janvier
S’il avait en tête cette phrase « Dehors la nuit est gouvernée » (Char), c’était pour détacher le verbe, lui donner un sujet, l’écriture, vouloir se saisir du temps et lorsqu’il écrirait souhaiter se perdre dans ses enthousiasmes , être à l’avant, comme si c’était un navire dont il ordonnerait la route, mais en n’étant pas maître de ses accidents.

24 janvier
Le poème long oscille entre les affirmations, les conseils pour faire croire à une certaine lucidité et après avoir fait quelques strophes descriptives de la nature : les deux ruisseaux qui courent puis disparaissent, les bois dont les feuillages s’entremêlent, il rédige une sorte d’ordonnance pour lui alors la vraie écriture aurait été de déjouer toutes les affirmations et de les mettre en doute.

29 janvier
Si le poète du vallon avait peint, utilisé des couleurs, il aurait écrit : « Le tableau n’est que le résultat d’un travail ». Se serait-il arrêté sur la condamnation à la mort qu’il propose malgré lui à l’inattention, au présent de tous les possibles, à l’hospitalité que Derrida souhaitait, attendait, a parcourue et qui ne l’a jamais fait chuter. Heureusement quand il se perdait,

1er février
Sur le chemin d’abord montant, à droite la colline avec ses chênes-liège et ses terrasses, à droite un creux, mais ce qui accompagne, ce sont les quatre impromptus de Schubert qui se décomposent en deux temps, faible et fort. On est pris uniquement par la route et, d’une façon semblable aux notes du début de l’impromptu qui ne donneraient qu’une direction, qu’un imaginaire, tous deux mouvants. Ce qui nous éloigne à jamais d’un système.