Georges Badin

La peinture de Georges Badin

Petits rien pour jours absolus par Guy Goffette et Georges Badin (février 2007)

Le livre a été composé en Garamond corps 14 pour les éditions Rencontres. Il comprend 17 exemplaires sur vélin d’Arches et contient un poème manuscrit de l’auteur ainsi que des œuvres originales de Georges Badin. L’étui lui a été réalisé par Dermont-Duval.

Salah Stétié et les peintres

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Du 8 décembre 2012 au 31 mars 2013, une exposition au musée Paul Valéry de la ville de Sète présentera les livres d’artistes réalisés par Salah Stétié et des peintres parmi lesquels Georges Badin (aux cotés d’Alechinsky, Kijno, Tapiès, Titus Carmel, Zao Wou-Ki, Jan Voss). Une toile de Georges Badin de 1,4 m par 1,4 m sera exposée à cette occasion. (photographie : Gabrielle Voinot).

Toiles, bois, cartons année 2011

Le sable est sa raison d’être par Joël Bastard et Georges Badin


Parfois une vague de formules envahit l’espace d’un instant. Tout ce qui se lit, s’expose, nourrit la vague. Elle grossit, puis s’échoue sur l’estran. Alors les formules se retirent du boucan. Ne reste plus que quelques mots flottés, usés jusqu’à la trame. On regarde au loin une autre vague se recomposer. Nous l’espérons puissante, innovante, pleine d’émotions. Elle s’écrase à nos pieds, encore. Des éclats étincellent. Nous regardons au-dessus d’elle la mer continue d’intentions innombrables. Incontinente elle se répand. Connaît toutes les formules de les rouler sans cesse en bouche et n’en retient aucune pourtant. Le sable est sa raison d’être.

Ecrire le regard : Georges Badin par Christian Perrier

« Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir.. . » dit Rimbaud dans « Le Bateau ivre ». C’est une parole que l’on prêterait volontiers à Georges Badin : quand on regarde une de ses toiles, on n’en croit d’abord pas ses yeux. Un éclat fulgurant de la couleur jaillit sans ménagement. Des formes avides de briser leurs propres limites nous parlent d’un monde qu’on ne croit plus possible, auquel on a trop tôt renoncé; ivresse dionysiaque des anciens temps; bannières à tue-tête d’une impossible extase.

Impossible. L’apparition fugace, les splendeurs entrevues sont sans cesse menacées du chaos. Si les formes parfois se laissent capter par la lisibilité vacillante d’une figure imprégnée de légende (corps fantasmé, colline tutélaire, fleurs mythiques, rituel ancestral … ) c’est pour être aussitôt menacées d’engloutissement par la prégnance dévorante d’une texture fébrile. Badin entretient avec l’image un rapport analogue à celui du torero avec la bête : l’approcher pour la détruire, la frôler pour aussitôt la fuir; ballet incessant de la présence et de l’absence. De cette course qui va du manque au trop-plein, la toile est la mémoire : passages, macules, imprégnations, griffures scripturales inscrivent dans l’espace et le temps la danse du faune et les aléas de sa quête. Alors « ce que l’homme a cru voir » s’inscrit sur la chair maintes fois visitée de la toile : la béance du désir, la figure et son doute, vision désormais pérenne d’une illusion avérée.

C. Perrier mai 2000

 

 

Rassasier l’indicible par Dominique Sampiero

Cinquante deux semaines

avec Georges Badin

Argument de l’état second

J’ai peur de ce que je ne sais plus dire et de cette force qui ronge mes mots de l’intérieur, les pliant vers la ligne de rupture, là où le corps pourrait se briser. C’est un baillon serré sur ma phrase, un étouffement, une refus glacé.

Je ne dis pas oui. Je ne dis pas non. Ces deux cœurs murmurent à ma place, au plus intime de ma main, résiliance clouant mes doigts un à un sur la table où priaient des femmes avares de silence et d’encens, là où j’ai pensé revivre toutes leurs tentations, édifiant les cendres d’un livre noir comme le ciel.

J’ai peur de ce que je ne sais plus dire et laisse l’effroi danser au fond de mes yeux, regard mangé par des comètes tombées ici sur les toiles rebelles d’une âme creusée par le couchant d’un vide aux mains nues.

Inventer une chair de miel, au-dedans, au-dehors. Saccager les arrondis pour les cambrer jusqu’à la salive du désir. S’inonder et ressembler à un paysage sous la pluie. S’enrouler à tout ce qui vibre, palpite, respire, du plus petit brin d’herbe au soupir de l’amante.

Voilà les premiers mots du grand voyage pour nous jeter vers notre corps de femme, de bourrasque secrète.

 

Premier sommet

Le geste s’appuie sur le souffle, chambre où s’acharnent Terre et Ciel à ne dire dans l’air que le visage changeant de la lumière, que ce soit avec les outils rustiques de l’élan, du détachement et du vertige ou plus simplement à mains nues.

Martelant de ses paumes l’envers de la chair pour y combattre l’obscurité, le peintre forge le vivifiant de la route, là où il pourra tomber un jour sans amertume, patience qu’il fait saillir dans un pubis ou une poitrine d’entre-toi favorable au consentir.

Le geste est la fleur du manque au moment où l’émotion dans sa besogne, éprise de sources et de proie, renonce au paraître pour lui préférer la pudeur aveugle du trouble.

Enlevé par le ciel, celui qui frappe sa toile de ces parfums de fleur dont personne ne sait le nom, celui-là s’égare dans des pensées de ruisseau sans dévotion dont il ne reviendra jamais.

La présence lui fait un corps d’orage et de sorcier au centre du combat.

Page 1 du carnet envoûté

Incision de la fenêtre

Ce n’est pas simple d’ouvrir, d’émerveiller, d’élargir ce nulle-part en nous qui sait tout déjà et sur lequel nous faisons semblant de fermer les yeux, épris des caresses qui nous tire du caveau, oubliant que nous sommes l’inflexible disparition à venir, la ruine et son ivresse.

Pourquoi le vivant regarde la nuit dans notre dos et s’étonne de rester dans l’instant, hâblerie de l’unité ?

Celui qui dit non appartient au lointain de l’air et des parois. Son refus est au sommet du couple qu’il forme avec son ombre, réapparue dans la volute fugitive de son chant.

Celui qui dit non est épris des berges qui s’écroulent et de leurs tourbillons mauves dans le mouvement des eaux.

Celui qui dit non est transparent et ce que l’on voit à travers lui est une vérité poignardant nos pupilles.

Celui qui dit non unit la lumière à son haleine. Il s’ouvre les veines au sang bleuté de l’envers, immergé dans son geste comme un Dieu sans visage. Une présence, enfin.

Page 2 du carnet envoûté

Pensée du vide

D’ici je n’entends plus le bruit que fait le ciel en s’agenouillant sur les vitres ni le frottement des nuages sur les tuiles, je n’entends plus rien de l’arrière-pays, à part ce blanc souverain, ce grisé bleu des cordes intimes, comme si la source des contours, les miens, ceux du paysage et des êtres autour, se rétractait jusqu’à la douleur, comme si le grand fleuve des enveloppes se dilatait encore pour sortir de son lit et m’inventer, me chuchoter une brume de livre, embrasée de village et de silence, tison de toutes mes défaillances.

D’ici, je n’entends plus la mort reboiser de ses beaux yeux brûlés les grandes prairies qu’elle a dévastées, ni même les hommes réciter furieusement leur énigme.

Je me repose dans l’haleine de mes paupières assis sur des parfums d’image, visiteur d’une intimité de neige et de mots, tout serré contre elle, là où rien de moi n’est pas moi, écorce du peuple dont je suis la liane.

D’ici, je suis présent au déroulement des formes et à cette fresque envoûtante, ce trait du départ ou chaque affrontement vide le regard de toutes ses crispations pour dire oui sans rougir au parfum de la présence.

Page 3 du carnet envoûté

De corps et de gestes

Il pleut du ciel dans l’arrondi, là où les pies aveuglent le chemin. Octobre se penche le long des toits, immobile, longue ardoise de rouille et de lucarne.
La page s’ouvre dans le parfait silence où se terrent les semailles.
Je me jette dans la toile striée de corps et de gestes pour me retirer de cette haute tension du vide.
Je me balance dans le feu dansant des eaux et des herbes, son rougeoiement de ficelle, me résignant à m’enfuir dans l’air où s’exaspère l’absence du Dieu lointain.
Ni sourire, ni réponse. Je suis le revenant d’une couleur qui n’existe pas, un mouvement entre la voix et le ciel, presque rien, mais qui devine tout, avec des mots de supplique et de neige pliés en force sous mes doigts.

Il fait sombre comme au seuil. Le monde s’ébouriffe de légende sous les vents contraires. C’est un signe qui noue et dénoue le réel autour des yeux.
Ce que je dis importe peu, c’est juste l’écho d’une ignorance en forme de vitrail sur le silence. Une prière aux quatre coins d’un pur aveuglement
Puis une lumière grise s’abat, clandestine, dans la cour. Ma vie est enfin scellée à ce que je n’écrirai pas, tombé là comme un fruit mûr devant mes yeux, dans ce paradis où les ombres s’allongent comme de hautes herbes sous le vent.
Il pleut dans la demeure dévastée de ma présence sans y croire tout à fait. Il pleut et je patauge dans ce gris lourd de l’agonie, village sans parole dans le pré.

Page 4 du carnet envoûté

Le pouvoir sans voix des amants

Au sommet de mes épaules passeront des caresses pour sourire aux choses. Des morsures aussi. Des brûlures.

Je fermerai les yeux du silence comme une ampoule éteinte dans une nuit sombre et je marcherai à tâtons dans les phrases, usant mes doigts sur le bois de la table, avec, dans les yeux, cette aube d’herbe immense comme un bord de mer.

J’écouterai l’ignorance rire devant ma fenêtre, armure d’une vie entière passée à vouloir dire la forêt cachée dans le soleil.

J’userai mes pas à attendre qu’un mot vibre sur la page levant à lui seul une armée de regards pour ouvrir les bras au nerveux de l’éveil.

Dans le pouvoir sans voix des amants, je m’abandonnerai au rythme caché de tes mains quand elles glissent sur la page leur chevelure d’ongles silencieux.

Ce sera mon pas, cette pulsation orange dans les veines, afin que jaillisse ce qui disparaît chaque jour avec moi.

Puis je resterai seul, définitivement, clouant mes lèvres sur le bois de la grande porte, ouvrant une dernière fois la fenêtre, et qu’elle me regarde partir.

Le monde se couchera sous ma peau pour y dormir et entendre le brouillard se dépeupler.

Je resterai sans mouvement. Sans partir. Et tout me sera donné comme au premier jour.

 Page 5 du carnet envoûté

Fleur de neige

Peindre et écrire se touchent comme le corps et l’âme quand, par la main, montent des caves de l’être, l’eau de la terre, les oiseaux du sang et l’impertinente vacuité.

Cette étendue-là en soi, de n’être rien que la présence, l’eau de l’autre, le feu agenouillé de la rencontre, le oui bredouillé du jour, la langue des gestes pour verser, nourrir, apaiser, cette étendue-là de toute pluie, de toute neige, peu de chose en somme, mouchoir dans un pré ou drap tendu sur une corde, tout s’y engouffre : le ciel, le regard, la lumière et son corps de jeune fille.

Cette étendue-là est appel, éveil, y pénétrer nous plie vers la terre, cachant notre visage entre nos genoux, le front cherchant l’ancien passage des fontanelles, si proche, que parfois on l’oublie, on ne le voit plus, c’est le cœur même, le corps de l’espace, son pouls le plus fragile.

Fermant les yeux, je peux écrire ou peindre, enfant retrouvant l’origine agenouillée dans les flaques, à tuer les mouches, couper les vers en quatre, enlacer les chenilles aux herbes folles pour les voir pondre, tutoyant la présence en sa matière la plus fragile, patience qui attend de moi, bien avant moi, d’être ici avec elle, horizon de la levée du jour, dans la montée des couleurs et du poème, allumant des lampes comme des fleurs dans un vase, remerciant le visiteur d’y voir la folie nous aimer comme ses enfants.

Fleurir connaît tout de l’hiver et sait ramasser la sève, les sources.

Fleurir peut attendre, garder les forces intactes, au-delà des saisons, au-delà du temps.

Page 6 du carnet envoûté

Chambre de pente douce


En ces jours de lumière basse, écrire allume des lampes dans la maison. J’apprivoise des mots lumineux, de rebord et de seuil, des mots de verge et de pierre bleue. La fenêtre cogne son front à la grisaille, recroquevillée de toutes ses vitres dans la pièce où je regarde.
Ici, il y a une chambre pour dormir, une chambre pour aimer et une chambre pour voir de l’autre côté. J’ouvre les portes du livre et je reprends souffle là où j’avais perdu conscience. Les mains de mes amis ont laissé la maison pleine de gestes sur les murs qui tremblent maintenant. Mouvements de lèvres dans la couleur.
Nulle-part dort ici depuis que j’habite l’inoccupé de mon souffle. Et ce n’est pas rien nulle-part. C’est vaste, cerné de pluie, de ciel qui mange la terre et d’hommes simples. Nulle-part est un fruit mûr, éclaté, une lumière que les peintres écrasent avec leur dos dans l’expérience étrange de l’ici, quand ils s’éloignent de l’acte intime de leur empreinte.
Nulle-part ne s’explique toujours pas mais une chose est certaine. Sa consistance m’éveille chaque matin à m’éloigner de tout ce qui m’envahit. Le mauvais temps, l’hiver ou la mort. Pour revenir chargé d’une autre histoire, péril de pente douce et d’alentour.
Nulle-part se confond à mon voyage, au beau temps de son incertitude. Nulle-part est l’endroit précis du poème dans ce regret sans queue ni tête de devenir la pluie qui tombe. Et toute chose séparée de moi par la blessure du regard.
Nulle-part regarde Dieu en face et le puits sans fond de sa parole tombée en poussière entre mes mains. Nulle-part est une montagne sans réponse perdue dans un jour gris où j’essaie de conduire le soleil dans la grande colère de l’abondance.
J’ai promis à mes ancêtres de mourir avec eux dans mes livres. De temps en temps, j’oublie de tenir ma promesse et ils me blâment en couchant la grisaille dans ma chair. Comme si l’automne recrachait mon visage jusqu’à ce que je rebrousse chemin.
Je ne sais jamais qui je suis. J’attends le rendez-vous suivant pour clouer ce nulle-part à mon destin. Mon endurance est le plus pur de mon absence à ne vieillir qu’éternellement.
                                                                                                                                                                                                                                                                                                             Page 7 du carnet envoûté

Chambre hors du règne
3GpcHfCe qui est présent dans cette grisaille de battement d’ailes, de ciel qui tombe sans bruit, de petite vie mort-née sans contour, ce qui est présent dans ce grand vide que l’hiver impose au dénuement des arbres, des rues et des regards, ce qui est présent, oui, sous mes pas et dans le pire du sommeillant ne m’appartient jamais. Son buisson est ma poussière. Son souffle, ma forge de saule et de labours. Sa tendresse détruit l’arme blanche de mes renoncements.
Car à qui se donnent les sources ? Sinon à celui qui ferme les yeux et retourne sa peau comme un gant dans la longue habitude du silence à se replier sur lui-même.
Car à qui se donnent les sources encore ? Sinon au maraudeur qui, du bout des doigts, cherche, sur le dos de la table, des mots d’ici et de précaution, des mots de reliquaire où le jour approuve la nuit, s’emboîtant en elle, des phrases de suintements et de dégel quand la mémoire fendue comme une banquise voudrait suivre des yeux les mouettes.
Puis écrire éteint toutes les lampes.
Ecrire mène l’aveugle au bord de lui-même, là où le désir se présente à sa propre légende.
Ecrire se demande qui va là et ne répond jamais.
Ecrire éteint les dieux et vide les cendriers
Ecrire guette la longue habitude des nuages à se frotter au ciel du soir, à la cime des arbres et au plus petit brin d’herbe dans la cour.
Ecrire est une fenêtre grande ouverte même quand tu n’écris pas.
Ecrire n’est une solution à rien, une autre vie dans la vie, les mots te reniflent comme des chiens, ils te mordent devant ta porte.
Ecrire connaît exactement ton ombre et sa place entre les murs.
Ecrire est un miracle maladroit, une maison habillée en dimanche, un travail ardent de lenteur et de tréfonds, mais à ton insu.
Mieux aimer plutôt qu’écrire mais comment faire si loin des corps volatils ?

Ecrire traduit le hennissement en semailles, le chant du coq en corps blanc des migrations.
Ecrire est un doute pire que vivre.
Ecrire traîne d’avoir peur et tourne autour.
Ecrire s’en va comme un parfum dans l’air.
Ecrire comment en parler sinon sur le blanc du ciel dans la neige.
Qui donc se penche entraîne écrire au minéral comme la terre sait le faire avec nos larmes.
Ecrire est un silence dont le métier se replie en renoncements.
Ecrire dit oui à ce qu’il ne s’explique toujours pas.
Eccrire commence quand tu effaces les mots, puis ton corps, ton visage, et ce qui continue d’écrire ne peut plus dire je ni tu.
Ecrire se détourne du cœur battant pour forger le métier du désert.
Ecrire ose franchir la lumière qui s’imagine vivante dans le regard des morts.
Ecrire console tous les aveuglements et aussi ce qui s’enfuit sans jamais dire son nom.
                                                                                                                                                                                                                                                                                                                      Page 8 du carnet envoûté

Chambre du livre

semaine9

Etre sûr d’être là, rien d’autre : c’est ce qui tient mes mains attachées à mes gestes sur la table. Et le silence qui monte du plus simple d’un mot ou d’un trait me répond qu’être là, c’est être ailleurs déjà, dans cette splendeur du presque rien et des lenteurs invisibles, là où tout réclame qu’on le serre fort entre ses mains, entre ses bras, dans le lieu de l’inconsolable disparition.
Mais il m’arrive de penser aussi que tout cela me trompe, m’incline vers ma perte et qu’à force de vivre aux abords de cette vie sans réponse, je ne suis personne. Ou si peu. Et que le destin des objets qui forcent mon regard à l’infranchissable de leurs contours, connaît le mouvement qui cause ma chute, beaucoup mieux que moi.
Me perdre en eux, c’est mûrir au-dedans, permettre la dépossession et le détachement dans leur formes inouies. Etre seul enfin dans le regard de cette colère impossible.
Vivre arrive à me surprendre en jaillissant de mes épaules ou de mon dos et au moment où je m’y attends le moins quand, ce qui me tombe dessus, n’a pas de nom ni de forme mais seulement une couleur, une carnation dont je ne peux rien dire, une teinte qui n’existe pas dans l’incandescence de la réalité.
Ecrire invente des mots et des couleurs impensables en juxtaposant le visible et l’invisible, frère siamois de ce qui m’éloigne définitivement de moi-même. Je ne regrette jamais ce départ, quittant le vrai pour la douleur. Car au fond l’ombre a de beaux souffles à partager. Des secrets qu’elle a gardés pour les morts et tous ceux qui ouvrent les yeux au fond des yeux.
Ce qu’il y a de vrai dans tout ça se confond avec mon incertitude, porte grande ouverte à ce que je deviens et qui ne revient jamais sur ses pas. Au fond de la fatigue est enfouie une beauté terrible. Un incendie de présence où toute figure ouvre le seuil à son incandescence.

Page 9 du carnet envoûté

Chambre sous la peau

semaine10

    Depuis toujours il faut courir un œil sur la page, un autre sur sa vie, se remplir de vide, de bonnes intentions, faire des promesses qu’on ne tiendra pas, se pencher dehors, dedans, jusqu’à tomber, mordre, embrasser, passer d’une nuit à l’autre comme si de rien, en attendant qu’au beau milieu du jardin quelque chose de soi germe et devienne un arbre, un feuillage vers l’impossible, dans l’air irrespirable d’être ici.
Car vois-tu ce serait bien d’arrêter de mourir, de se taire enfin et d’être compris, de marcher sur l’eau et de guérir le monde en le touchant des mains, ce serait bien d’être ici et là-bas en même temps, de se souvenir de toutes nos morts, depuis celle du premier arbre, jusqu’à celle du dernier chien, et surtout de savoir enfin ou porter ses pas, ouvrant l’ultime porte de son vivant pour se remettre d’une lumière qui nous a fermé les yeux avant de les ouvrir.
Alors chaque matin je prends note de ce qui m’égare, je mesure la tombée des lumières et sa disparition, je m’épuise à penser ce qui m’approche et remplis de vide un à un les mots qui m’aident à traverser, à enjamber, à en découdre.
Parfois ce qui m’engloutit parle de moi comme d’un homme simple avec une maison, un manteau, des mains secrètes et le travail minutieux de l’âme dont je ne sais rien, avec qui je fais comme ci, comme ça, me réfugiant derrière le mot pour dire qu’elle est là. Sa volonté invisible mais tenace me force à admettre que le puits perdu de mon corps est la seule chambre où je ne fais que passer. Et que la chaleur de mon sang retournera un jour quelque part dans le monde, là où les abeilles savent faire du miel de leur salive et les oiseaux traverser le ciel.

Page 10 du carnet envoûté

Chambre du manque

semaine 11
Je serre un rectangle de papier, présence tombée entre mes mains
feu cannibale, corps bien tenu par un dos carré et je m’enterre
comme une bête, je m’enfouis, je disparais, cela porte un nom, la lecture
bref, j’apprends à me clore, à ne respirer que par les arbres, serrant mes lèvres comme des poings furieux, et cette longue prière mange mes pupilles
mon souffle, elle peut durer des heures, des jours, des nuits entières
l’os de mes doigts crisse sur la page et par cette fenêtre blanche
mourir avance comme arrêté au bord, entre le cœur et le livre.

Quand je pose les mains bien à plat sur une page
écartant les phrases comme les hautes herbes de ta jupe
où tu caches l’autre moins seul, pour t’empêcher de fuir, de te refermer
de me rendre fou de manque, j’entends le bruit que prononcent
aujourd’hui et demain et tout le paysage se souvient de moi
de cette pente où tout glisse et c’est un livre.

Alors il fait nuit. Cette nuit dort comme un silence sur ma bouche. Je cache
mes traces de pas dans mes poches, tous mes visages aussi, le bruit du carnet qu’on referme, à la recherche des mots qui entrent dans le sang
des mots comme des souffles posés sur la nuque, juste là
pour dire enfin qui de nous deux a le plus besoin de l’autre.

Un gouffre que personne ne voit est caché sous tes pas, sous la neige
et tu fais semblant de rien, d’être né, d’être au monde. Je t’en veux
je t’envie, mais pas tant que ça.

Souviens toi du visage des morts, de ton père de ta mère, dans un sommeil de plomb et de la grisaille de leur dernier regard. Ils s’éloignent
quand tu penses à eux, l’image est floue, et cet effacement
c’est le cri, la preuve de l’espace entre ton corps et ton corps
le vide où tout s’efface en nous faisant tomber dans  le creux
l’espace du manque, et tout me manque, tout te manque
tu le sais, dans  ce pays où le livre se délivre des mots, des morts.

Tous les mots ont été prononcés par des morts, un jour
et le jour de leur mort ne vient jamais.

                                                                                                                                                                                                                                                                                                             Page 11 du carnet envoûté

Chambre de l’air
semaine 12
Marcher est un flottement. Des bruits de masse et de scie scandent ma route de soupirs de latte découpées pour s’ajuster à une toiture. Je m’éloigne de moi. De tout. De nulle-part.
C’est bon d’avancer pour rien. Dans l’odeur acide des fumiers et de l’automne qui monte en silence au-dessus des toitures.
Derrière la haie, c’est comme un cri en pleine figure. Le ciel brûle ses nuages et les recrache un à un. Des aboiements exaltent la fraîcheur à mon passage. Peu à peu, les maisons s’évanouissent dans le bitume des chaussées comme des nénuphars à la surface des étangs.
J’avance et le paysage range ses affaires dans un tiroir pour me laisser cet horizon nu, indicible, d’eau et de terre, de mouvements à la surface de l’air sur ma peau.
Les champs s’aplatissent à perte de vue, l’odeur des engrais aussi.
Puis le chemin s’incurve, se recouvre d’arbres et j’entre dans la lumière d’une forêt. J’avance comme quelqu’un qui va déguster une saveur oubliée, lointaine. Tant de ciel me dit qu’il faut poursuivre mon abandon, me laisser faire par cette marche au plus près de moi. L’ivresse fait son chemin dans mes pupilles.
L’odeur des peupliers fraîchement abattus se couche dans ma bouche pour pleurer.
Le voyage des odeurs ne trouve pas de mot parfois mais soulève mon regard pour le déposer plus loin dans un endroit dont je ne sais rien dire.
La forêt sent la chevelure, l’abandon. Le miel des sèves fortes. Le vert tendre des feuillages. Le bois pourri et le poil de chevreuil frotté au bas des écorces. L’acidulé des baies sauvages et des soupirs. La rosée et les lèvres des mousses. Comme une femme endormie. Elle sent quelque chose d’inimaginable dont on se souvient.
De jeunes ronces craquent et se couchent sous mes pieds en griffant le tissu de mes jambes. Je n’ai plus d’autre corps que cette marche verte où mon souffle longe sans se cabrer. Un cabanon en ruine sur ma gauche m’oblige à bifurquer tournant les talons au cadavre rouge d’un bidon éventré. Je marche. Je marche comme si je partais pour toujours.

                                                                                                                                                                                                                                                                                                 Page 12 du carnet envoûté

Eté (2012)

La jeune fille et la vie

De « La jeune fille et la mort de Schubert » souvent écoutée ne demeure qu’une continuité qui s’élève, acte sans lieu, mais qui aujourd’hui appelle, retient des feuilles luisantes, petites, nombreuses, voisinant avec les palmes trouées du figuier et ces épis de maïs couvrant le sol et ainsi ce titre : la jeune fille et la vie. Retour au chant de Schubert où le poète voulait que la durée ne prît pas fin, qu’elle navigue sans sombrer et, si le peintre intervenait, il doterait la jeune fille d’un présent toujours à venir, alors que la mort et son terme n’ont ni date ni lieu. Le mot « dévotion » était écrit, rambarde, comme si c’était la sincérité absolue et ce retour tactile de la pensée au corps.
Il pousse à bout la régularité de son chant, plus vite que l’eau, son courant : annonçant la jeune fille, sa blancheur dorée, rose, le linceul noir incessant de la mort. Schubert a cette force qui fait don de ce qu’il voit ou saisit.
Il revient au lieu de départ : les feuilles de maïs comme des langues lui faisaient des passages savants – de dos et de face avec la bouche en avant – , les tiges, arrivées à hauteur de ses cheveux, étaient autant de filets enserrant, lui ouvrant ces images qu’elle voulait donner.

L’image n’est pas un fait d’utopie. Ce qu’elle dénote sans que le temps intervienne au fur et à mesure des dévoilements, ce sont des mots : les lèvres, les seins, les fesses, le nombril. Ils s’accompagnent de traversées, de juxtapositions, d’étalements, sans que la jeune fille le veuille et il s’agira de chair et de feuilles qui auraient pu déjà être écrits ou/et peints.

Que rejoignait-elle, avec ce désir si tenace, farouche, cette volonté de ne pas voir disparaître l’image en deux versions : de dos, du sombre au blanc, de face, sans que son regard s’en mêle. Elle est « dans le simple appareil / D’une beauté qu’on vient d’arracher au sommeil ».
Plus de saisons, plus de feuilles, plus d’enclos où vous réunir, plus de lumière qui vous effarouchait : seule l’image et son temps restreint restent lus et vus. – Le corps de face ou de dos est laissé au temps du coloriste ou du poète.

Elle est la passagère, elle voudrait revêtir la stature de l’étrangère pour que le désir naisse du regard qui ne la laisse pas, et c’est un arrêt jusqu’à l’image qui sera reprise, des mois et des mois plus tard, afin que sur la toile ou sur la page blanche, la jeune fille revienne avec ses mouvements, ses intentions et son esprit agissant.

Ainsi le détournement sera créé par cette image, étendant des jours interrogatifs, avec cette brièveté que l’avers et le revers du corps auront faite.
Tous les bruits avaient disparu : la rivière dans sa marche à pas rapides ou lents ou arrêtée par les pierres, les feuilles du maïs et ce cercle idéal avec tantôt ce rocher qui lui faisait face, tantôt sur sa gauche, le chemin allant à la rivière.

Il remarquait, sans toutefois céder à l’abus d’images, que celles-ci s’approchaient de jour en jour, en ne négligeant pas les saisons, des toiles sur lesquelles il inscrivait, passant de l’une à l’autre, un fragment du corps qu’il revoyait dans l’acte de se dénuder.
L’image résistait, faisait face, et jamais sa longue durée ne lui opposait un écart qui l’aurait détaché d’elle et maintenant elle lui imposait, pour arriver au corps entier, de ne donner sur la toile que des moments de corps désassemblés.

Il ne s’attardait pas à ce qui se présentait, deux corps se faisant face, l’un immobile pour tout tenir en profondeur dans le danger de ne plus être, alors que le regard qu’il portait sur ce corps hâtait le morcellement, offrant tantôt le dos, enfin les jambes.

Et pour quitter le corps qui était vu de face et de dos en ce matin de soleil où l’image ne s’imposait pas, il a fallu des jours et des jours, non pas d’attente, mais de réflexion pour que l’absolu ne soit pas anéanti peu à peu et sans distinction de personne, pour arriver enfin avec une énergie qui ne sera pas démentie par les mauvais jours, à des toiles qui l’une après l’autre varieront ou se contrediront.

Qui aurait pu admettre que le titre qu’il donnait à chacune de ses toiles – « la jeune fille et la vie –, c’était chaque fois un retour à la première image de l’enclos et du feuillage ? Et pourtant il y avait, à chaque retour sur le tissu à peindre, la même jeune fille, svelte et qui se donnait à la peinture, comme pour la première fois au regard de qui l’aimait. Toujours si la toile était abandonnée, vouée peut-être à l’inachèvement, au profit d’une autre, il pensait que sur celle à venir l’image serait « absolue », loin de l’emprise, des dangers de la précédente.

Que disait-elle dans le choix qu’elle avait fait d’être un paysage dans le paysage lui-même ? Quelle alarme la tenait droite, de face et de dos, alors qu’elle aurait voulu sembler à ses yeux un temps sans retouche, passant comme un vol d’oiseaux sans halte ? Mais est-ce qu’il retiendrait, utiliserait tout ces repères, gouffres, par la suite ?
Là, dans cette nature ou du moins une terre avec ses arbres, un rocher depuis longtemps contre ce qui aurait pu l’ensevelir (branches, longs fuseaux d’herbes), savait-il qu’il ne subirait aucun dommage venant de ce matin, de ce qu’il voyait sans presque qu’il y ait part – serait-ce un triomphe pour lui ou des minutes qui n’auraient aucune attache à l’avenir ?

Vite, tu écriras – sans abandonner toutefois les chardons bleus et jaunes qui nous suivaient – éperdument tu chercheras un nom pour que s’ouvre le chemin de la colline, qu’il s’élargisse, te dirige vers la jeune fille. Osons ne retenir de la scène que le blanc du corps comme un mat de navire et le vert des feuilles-lames. Ce qui se dérobe, près ou loin, bienfaits plutôt que suffisance, n’a pas de lieux où vivre, où s’adonner aux regards, pas de noms qui puissent être lus – enfin des offenses dans l’eau salie par l’orage qui comme un éclair a passé.

La jeune fille voulait que l’image prévale : seul le corps la donnerait à voir, émergence, droiture, et sûrement coup de force pour qu’elle soit intacte et s’impose, presque chassant l’eau, la roche, autour d’elle, dans cet endroit tranquille où s’ébattaient feuilles et branches.

Pour qu’elle soit désirée, il dessine un long cou avec deux courbes qui ne se joignent pas et roses en surface. Bien qu’elle soit vue de loin, néanmoins convoitée, il dessine des fesses comme deux collines, les deux seins sont des bouées jaunes où se perchent des mouettes…

Georges Badin
15 août 2012

Etoiles d’été tombées
hors du corps

Serrure dans le jeu des muscles, la main refuse et se cogne aux douleurs de l’arrachement. Elle est défaite, ridée, intouchable et tourne le dos. Je n’en veux pas à celle qui dort dans le même lit que le torrent. Elle se souvient aussi des caresses, des creux et des plaines et de sa paume suinte des phrases mouillées comme des baisers, étreintes du haut, du bas, enlacement de toutes les pores de la peau, amants et amis.

Lèvres nouées aux convoitises du sexe, fou-rire de toutes nos bouches quand elles se déchirent au-delà, au-dedans, main d’orchidée, d’ivoire, prunelle de la rue entrebaîllée, ton bleu traître et profond donne à la volupté son visage de ciel ouvrant la gorge. La seule couleur qui jubile tu l’embaumes de tes pigments secrets.

Réponds-moi, main de lumière, et que dans ton regard, tous les regards se dilatent jusqu’à perdre leur contour et brûler simplement, accouplant le vert des forêts au jaune escalade des colzas. Initie moi au silence vacant où écrire est une houle palpitante. Rampe dans ma conscience et que ton gémissement trace encore ces petits bouquets de mouettes tombés comme des nous-mêmes sur la toile. Des fumées et des frôlements d’aile qui inventent les anges déformés de l’image.

« Tu sais, je n’ai rien à dire, répond la main. Absolument rien. Mais j’aimerais que ce rien trouve sa place ici et creuse une brêche dans le rempart des corps. J’aimerais cette chose incensée de peindre à la fois un silence et une musique. Un geste et son absence. Un bleu traître et son regard sensuel. Le désordre écartelé d’un vert tendre. Tout ça sagement aligné sur des tissus pliés comme des livres enracinés dans l’herbe. J’aimerais qu’on se souvienne de ce rien et de ce silence jusqu’à n’en plus dormir pour aller le chuchoter aux morts sur leur tombe. Et qu’ils se souviennent à leur tour de nous crier enfin où ils sont. Et comment ils pensent à nous et à la lumière de l’ampoule sur nos vies étroites. Qu’un grand sommeil prennent les vivants par la main, les vivants et les morts, pour les conduire à la naissance du rêve, là où les images sortent de terre et deviennent des arbres, des oiseaux, des nuages. Là où je deviens toi et toi, tout ce que tu veux, tout ce que tu penses et qui court plus vite que la fumée de tes pensées sur la débâcle de ton front. Et même tout ce qu’on n’a jamais osé imaginer. J’aimerais tracer un vide aussi large et profond qu’un regard, un sillon qui commencerait par un souffle et finirait par un point, ficelle plantée comme une robe au cœur des menthes sauvages. C’est ce que je tente à chaque geste dans la neige ivoire de cette fièvre qui ressemble à la vie dans l’éclatement défait d’aimer. En me disant que cette obstination est plus vieille que moi et qu’elle consent à me donner un visage de ciel tombé dans un regard. Mais non. Je reviens sur mes pas, ferme les portes, les fenêtres et tire les volets. Je m’abandonne à la jachère qui m’a porté jusque là en essayant ni de l’assombrir ni de l’alourdir. Peindre alors serait comme mourir et ouvrirait définitivement les yeux sur cette lumière dont on ne revient jamais. Pour rejoindre ma belle, dans ta bouche, la longue fuite des grandes eaux. Laissant de moi l’odeur titubante des huiles.»

Puis la main ferme les yeux sur son pollen. L’espace se recroqueville entre les doigts de tout ce qu’elle a promis. Elle sait qu’un jour en s’arrachant défintivement du monde des gestes, elle pourra peindre tout ce qu’elle sait déjà et qui l’aveugle quand elle dort en se frottant à l’horizon qui la fait gémir.

En regardant les toiles d’été de Georges Badin
Septembre 2012
Dominique Sampiero

La couleur du temps par Lucien Giraudo et Georges Badin

Un livre sur Arches réalisé en 2012 entre Céret et Gascille en 6 exemplaires publiés dans la collection Mémoires d’Eric Coisel. Ce livre comprend 8 peintures originales de Georges Badin ainsi que 8 poèmes manuscrits de Lucien Giraudo.

Voir donné comme miracle dans la peinture de Georges Badin

« Vivre, c’est traverser le visible en s’y cachant. » énonce Héraclite. Et l’on penserait que cet aphorisme résonne comme un écho dans les toiles de Badin. À une nuance près. Georges Badin ne se cache pas dans cette traversée du visible. Il ne s’efface pas non plus. C’est plus grave, plus profond qu’un simple jeu de concept. Et justement le sujet de sa peinture nous pose cette question-là avec force. La question du visible, de la traversée et du caché.

Le visible. Que reste-t-il du peintre dans le pli, le lieu désagrégé de sa peinture ? Quel corps est broyé, pilé, absorbé ? Peau, piment, huile ? Souffle, contour, geste ? Quelle absence ou quelle présence totale s’invitent ici et que devient celui qui regarde les toiles, à son tour ? Quelle absorption, quelle dissolution ?
Quel est le sujet de la toile ? Et que voit-on sur ces toiles ? Une trace ? Un mouvement ? La mémoire, l’âme d’une trace et d’un mouvement ? Un remords ?
Comme si le peintre ou l’acteur de ce geste dans le ventre de la couleur, faut-il encore dire peintre dans cette disparition, cette totale présence à soi, au monde, comme si le sujet était loin déjà, ailleurs. Mis au monde dans le ventre de la couleur mais par qui, pourquoi ?
Ou totalement et tellement ici qu’on ne reconnaît plus ce lieu-là, l’ici dont il nous parle. Sans parole. Mais de là-bas. Et c’est où là-bas ? C’est loin ? C’est moi ? Quel est ce où qui est montré ? Et comment peut-on parler d’un lieu sans parole ? Par la divination ? Le miracle de l’apparition ?
Comme si la dispersion, la disparition du sujet étaient organisées pour nous poser la question du lieu de cette disparition. L’inquiétude sans l’angoisse. La vigilance quoi. Oui, on disparaît, mais on est où ? Nulle part ? Dans rien ? C’est où ce nulle part et ce rien ? Où ?
C’est où ce silence qui passe du rouge au bleu, de l’arabesque noire à la calligraphie d’un signe qui se déployant voudrait dire, écrire quelque chose ?
C’est où ce pli que fait la toile dans l’espace du regard ? Ce pli invisible qui existait avant mais qu’on découvre déplié dans la couleur.
C’est où, peindre ?
Derrière les yeux, le front, les mains du peintre, c’est où ?
Sur la toile, vous êtes sûr ?
Derrière ses lèvres, bouche cousue ?
Dans la lumière de l’orange, du jaune ou de l’ocre ? Peindre a-t-il déplacé la disparition, dissolution du corps dans la couleur et son mouvement ? Mais si la couleur bouge elle aussi, où va-t-elle ?
Et pourquoi cette peinture, oui, cette peinture-là précisément, fait penser à la transe du passage, à une initiation, au cœur du profane, retrouvée dans le geste le plus minuscule du quotidien. Comme couper le pain ou verser de l’eau. Couper le pain et verser de l’eau dans le recueillement de son acte. Comme dans le silence du dieu absent.
Peindre comme si l’on coupait du pain ou versait de l’eau alors au passant, au visiteur touché subitement par l’attention qu’on lui porte, et qui devient le dieu présent, l’autre. Celui qui fait exister notre acte de peindre par son regard. Celui qui crée la petite éternité de notre peinture dans sa mémoire. Dans son émotion. Puis dans le ricochet de l’autre dans l’autre. Quand il raconte de ce qu’il a vu. Comme moi, ici, en ce moment, ricochant pour apparaître dans cette disparition à mon tour.
Peindre pour l’hôte, le visiteur attendu, mais viendra-t-il, cette question semble posée comme une longue attente sans but. Comme si vivre attendait et continuait d’attendre même au-delà. Au point de perdre de vue son attente. En s’aveuglant par la couleur. Peindre pour oublier d’attendre. D’atteindre aussi. Traversant le visible pour oublier la traversée. Ne plus sentir le lieu et l’éclair de la disparition qui alors ne font plus qu’un. Et ce n’est pas la mort. Ni le lieu de la mort. C’est le mieux de la mort.

La traversée. Car il y a de cela aussi dans la peinture de Badin, de l’écoute, de l’accueil. Et du désir qui s’aveugle. Se brûlant les yeux au soleil de la toile pour y dissoudre l’objet de son désir. Est-il possible de se sentir écouté, regardé, désiré par une toile et pourquoi ? Est-il possible de désirer sans objet ? Et de sentir flotter le désir en dehors des corps, sur une toile par exemple ?
Comme si la peinture écrivait son propre mythe, sa légende, par l’intermédiaire du mouvement et de la couleur, avec des gestes répétés, rythmés, des biffures proches de l’écriture mystérieuse du poème. Chaque trait cherchant l’autre trait comme une consonne sa voyelle. L’âme sœur. Chaque couleur faisant résonner l’autre comme les syllabes dans l’ampleur d’une phrase. Chaque souffle perceptible dans sa montée vers l’extase puis vers son deuil. Souffle et apnée. Tension et offrande.
Car ce que l’on peut dire sur un peintre comme celui-là, c’est seulement l’imaginer, et du coup, s’imaginer soi, imaginer l’humanité entière dans l’incapacité que nous sommes de la contenir, et de voir tous les visages, mais l’imaginer comment ? Avec quel visage dans cet auto portrait perpétuel du mouvement et de la couleur ?
L’imaginer dans son acte de présence, dansant dans la lumière, de tout son buste barrant le vide, les yeux fermés, l’imaginer couché devant sa toile aussi, peignant avec ses mains, ses coudes, son corps entier, chantonnant du bout des lèvres une absence et une présence au monde, l’imaginer, l’imaginer seulement comme si la plupart de ses gestes avaient franchi un cap, la limite d’un territoire qu’il trace et efface en même temps.
Une sorte de traversée par l’invention d’un paysage dont le mystère est le cœur de sa peinture justement, une frontière entre le visible et la vibration des choses, leur aura, leur couleur derrière la couleur.
Dans ces toiles devenues de véritables trouées du réel, il y a l’apaisement des grandes nature mortes de la peinture flamande avec l’incandescence brûlant chaque objet contemplé jusqu’à en dématérialiser les contours. Pour n’en garder que la joie forte, tranquille de sa présence.
Une peinture qui désosse, dématérialise, déstructure la pensée pour atteindre la couche profonde du réel. Au plus près de la sensation. La vue, le toucher, l’ouïe et l’odorat devenant des couleurs, oui, des couleurs en mouvement à l’intérieur du corps de la toile.

Le caché. Car ça sent bon dans les toiles de Badin. Ça voit bon, ça goûte bon, ça jouit et ça caresse jusqu’à la déchirure. Les traces d’étreintes s’ouvrent et se referment comme des fleurs. Comme si l’homme prenait à bras le corps son ombre pour l’incendier. Et qu’on voit battre en elle les ailes de son sang dans toutes les veines.
Parler de façon raisonnable de cette explosion des contours serait la tuer. Badin renoue avec la puissance de l’écriture poétique, sa capacité de fusion avec l’objet, et sa couleur fait langue. Elle est profondément métaphorique, méta chaotique et nous raconte ce qui dans le récit échappe au récit en réincarnant les frontières entre l’écriture et la peinture. Comme si le geste ou la pulsion étaient le même, à la racine.
Cela ressemble à une histoire qui cherche, invente ses mots et sa propre grammaire. Et on l’entend cette genèse nous dire des choses du monde que nous ne soupçonnions même pas. Cela ressemble à un récit qui s’enterre, refuse d’énoncer en laissant les vestiges de sa narration. Un récit qui invite chacun à se raconter, à trouver le sien.
Matisse disait parfois qu’il allait peindre comme s’il allait tuer un homme. Badin tue quelque chose, quelqu’un peut-être, à condition que l’on se représente la tristesse, l’inertie et la peur comme des forces, des êtres à part entière et qui nous paralysent. Son crime est tellement ludique qu’il en devient un triomphe de la joie. Et c’est de cette corrida là qu’il s’agit. Une pulsion primitive de l’Eros, rayonnante, irradiant Tanathos. Badin tue l’image comme représentation. C’est-à-dire viol de nos images mentales. Badin tue l’espace clos pour un espace ouvert. Badin tue le figé pour le mouvant. Il n’affirme rien, n’énonce rien, ne défend rien d’autre que cette part inviolable en nous. Le lieu, le mouvement, l’espace de l’image mentale.

Acte de méditation suprême. D’apparition. Voir donné comme miracle. La couleur et la lumière de la couleur. L’une éclairant l’autre. La peinture de Badin agit aussi dans le dos de celui qui le regarde comme si la présence éclatée des couleurs écarquillait à son tour le regard et le corps. On sent qu’elle est là, devant, derrière, sur les côtés. Elle agit derrière les yeux et longtemps après, les yeux fermés. Elle commence et continue son travail dans cette grotte intime de nos images. Elle nous rend à une présence sans périphérie, sans centre, sans contour. Une présence pure qui ne s’énonce plus.

Mais qui, la présence, et quelle présence ? L’éveil ?

La question y est posée, tout simplement, du bout des doigts. Une peinture de la vigilance. Dont l’onirisme est la science exacte. C’est la vraie vie quand elle est rêvée.

Juin 2012
Dominique Sampiero

Un parler de miroir / Feuillets entre-bâillés par Lionel Ray et Georges Badin

Ce livre pauvre de 7 exemplaires comprend 4 poèmes manuscrits de Lionel Ray et des peintures originales de Georges Badin, il parut dans la collection du livre pauvre de Daniel Leuwers.