Georges Badin

La peinture de Georges Badin

Catégorie : Textes

L’homme est sans qualités

Un texte de Georges Badin

L’homme « au torse nu » est sans qualités, on ne lui donnera aucun nom pour l’instant même s’il est dit attentif ou vu ainsi, même si le cillement  a des inflexions de jeu mais, heureusement pour lui, il écrit qu’«  il délace le soutien-gorge » de sa voisine. Il ne dit pas s’il est allé vers elle sans détours, avec une intention qu’elle ne soupçonnait pas. Personne n’assistait à la scène,  mais est-ce lui, le poète, qui nous persuade qu’il a dégrafé le corsage?  Il a ajouté à son geste des mots et surtout le vouloir-écrire pour ne rien laisser au hasard,  une décision, une vue qu’il ne peut pas perdre sans l’acte de défaire le soutien-gorge. La plage désertée par les cris,les  paroles,les  nudités (« indécentes vacances »), tant le désir (d’elle) l’emportait. Ainsi le poète avait brutalisé, chassé le premier homme, en ne perdant pas de vue le poème.  « Le Temps règne en souverain maintenant » (Baudelaire « La Chambre double » Le Spleen de Paris). Midi, là, dans sa chaleur qui descend vers eux. Bleu comme l’emploiera le peintre, outremer devenu eau où s’ immerger. L’amoureuse en secret reconnaît Michel Butor. Sait-elle par lui qu’elle a la vie sauvée ? Quant au poète, il s’arrête sur qui perd gagne, un jeu dont il ne sait plus les tours mais ses voyages par les livres qu’il en rapporte lui font côtoyer ce jeu nouveau. S’il exagère, c’est comme chez Poussin, dans Les Quatre saisons, pour donner au printemps son surcroît de mots. Il pourrait écrire aussi : « Je n’ai rien négligé ».
Georges Badin
05 / 04 / 2009

« Par la danse et l’élan » in Vive fut l’aventure

Portrait du peintre Georges Badin

Tel lui-même ivre de lumière
en la mer
immergé.

Eclats
brisures
somptueuse nonchalance en croix
sur le lit du large.

Mille et mille étincelles éblouies
de ciel
sous les diaprures
de sel
et d’écume.

Danse ou combat ?
Arabesque et guerre
avec l’ange
qui vient, s’enfuit, revient, s’échappe
en toute vague.

Et les bras, les jambes, les mains, la chaude,
allègre fureur du corps
étreignent enlacent épousent
le tumulte
originel

avant de regagner apaisés en croix
sur le lit du sable
celle
dont les seins le regard le silence
et l’amour
donnent sens
jour après nuit
à l’incertaine traversée.

Ainsi tel lui-même en la mer
immergé
aux prises avec la houle
de lumière
de feu
de chair
que la couleur tour à tour promet
et dérobe,

ainsi va-t-il vigie de proue
par la danse et l’élan
des vastes
brassées de couleur

au-dessus du vertige.

Tout fou
cavalcadant
en blanc tumulte
d’écume

vers le large.

Ainsi
le jeune torrent
de vie
à la fonte fracassante

des neiges.

Tout fou taureau
de feu
fonçant droit
ébloui

vers la foudre.

Double mélèze
haut blason
d’un novembre
incertain.

Grand oiseau
déployant
à contre-mont
son blond plumage.

L’heure on dirait
retient
son souffle

pour que la multiple
lumière
ouvre à plein ciel
sa corolle bleue.

Plus blanche et plus fraîche
scintille en mille arpents
d’étincelles la neige

sous le noir regard
d’une sauvageonne éclose
fille d’ambre sombre au bord

de l’île et de la fable.

Georges-Emmanuel Clancier, Vive fut l’aventure
copyright Editions GALLIMARD – Tous les droits d’auteur de ces textes sont réservés. Sauf autorisation, toute utilisation autre que la consultation individuelle et privée est interdite

« Méditations physiques » de Lucien Giraudo

MEDITATIONS  PHYSIQUES (Pour Georges Badin)

1.

Tu es allongé
Et tu n’as pour une fois
Rien à faire d’autre que de bien peser
De tout ton poids
De haut en bas

2.
Mais
Tu le sais bien rien n’est plus coriace
Se détendre, être enfin décontracté
Prendre un peu plus de place
Alors lyrique je me lance
« Que tes contours se mettent à rôder plus loin »

3.
Avec
Plus de souplesse dans la matière
Et malgré la rigidité de tes os, tu pourrais grandir encore
Ne fût-ce que de vingt centimètres
Pour  attraper ainsi
Quelques cerises supplémentaires


4.
Mais
En toi tout est
Morcelé cloisonné divisé
Et d’abord cette respiration
Lamentable irrégulière venue d’on ne sait où
Qui tire à hue et à dia c’est selon

5.
Tu crois
Te souvenir cependant
Mais cela est très ancien
Qu’enfant
Une vague mauvaise de la mer
A changé en toi le cycle du souffle


6.
Et
Depuis
Il s’agit pour toi de retrouver
Cette allégresse pneumatique
Qui remonte de matrice en matrice
Jusqu’à l’origine élastique

7.
Tu sentiras
Croître bientôt
Ton cerveau ventral
Où s’archivent tous tes pas et les flux sanguins de tes jambes
Qui épousent du bas vers le haut
La cambrure du torero

8.
Maintenant
Tu te souviens qu’une orange de bleu
A sur la mer grise un jour éclaté
Avec le soleil sortant des eaux
Et ce fut un immense tableau
Sur la terre surprise

9.
Ta tête
Tu en fais le tour avec tes mains

Epousant  formes et arêtes
Tu avais oublié  la ligne de ton crâne
Et  tu trouves qu’il est  apaisant de s’en rappeler
Avant qu’il ne soit trop tard

10.
Les yeux
De l’intérieur
Suivent l’extérieur
Ils travaillent tout seuls comme un pinceau
Qui appuie ici
S’allège là

11.
Ce qui
Te permet
De bien méditer c’est le silence
Il n’est jamais complet
Car l’oreille est désir
Elle est ce papier chiffon qui boit l’encre du monde

12.
Tu émets enfin

L’hypothèse que tes mains
Se détachent des bras à la pliure du poignet
Et se mettent à
Ecrire tout ce que tu
N’écriras jamais

LUCIEN GIRAUDO

EFFRACTIONS- Jean-Paul Gavard Perret

Un texte de Jean-Paul Gavard Perret

EFFRACTIONS

La peinture tombe comme des pétales, comme des sons de cloches sur la papier
Des yeux et des cils purs ,  partout le parfum et la sueur du corps et du temps.
La peinture tombe, elle n’est pas toujours en train de gravir la pente.
Pluies de flèches et de chemins que Badin enjambe attaché à sa glèbe
Barbare en barbarie, le rouge attend son règne. Pigments sur les mains.
Des cercles se multiplient, se tordent en se penchant les uns vers les autres
La vitesse les rattrape pour les recommencer. Le peintre se fait un fuyard
La main soudée au mystère qui court et prend la forme de son inquiétude.
Oublier où est le jour pour mieux ouvrir les ombres sur la grève des supports.
Opposer la peinture au vertige, qui sinon Badin en perçoit l’urgence ?

Deux textes de Jean-Paul Gavard Perret

GEORGES BADIN : L’EXCES PEINTURE

Les mots manquent toujours à la langue. Pas aux images. Aux images de Georges Badin. Elles creusent des trous dans le réel et obligent ceux qui ont le vertige à rebâtir des tours pour tenter de dire, d’en haut, ce que le vertige de la peinture provoque et comment elle provoque bruits et crissements.

Georges Badin mène toujours à travers des chemins singuliers, dans la peinture, par elle qu’il arrache à la masse des formes pour traduire « du » silence auquel il donne un fond. Et si son œuvre met à mal l’objet peinture c’est toujours du dedans. Par affrontement de la peinture, dedans.

Chez lui elle demeure en perpétuel mouvement. Pour faire la clarté, pour dégager. Car elle ne recouvre pas. D’où le goût de l’artiste pour l’acrylique plutôt que l’huile qui bloque de son intime croyance. La seule question est de savoir ce que représente cet excès peinture.

Ne s’agit-il pas « simplement » d’entrer dans les veines du noir, dans la nuit ? La nuit du cœur qu’il faut toucher non des mains mais par la brosse, en la plongeant au plus profond de l’abîme de l’existence.

Nous descendons dans la coulée et la reprise, l’impuissance et la puissance. La peinture n’est plus le gluant des pommades qui masque les plaies. Badin ne fait le deuil de rien. Il pénètre la soute des possibles et il les risque. Mais rien ne vient recouvrir ou boucher le trou des questions.

Le peintre prend acte du crack de la peinture mais pour lui il n’a rien de définitif. C’est une dépression par laquelle il la pousse plus loin. Certes, il admet que la peinture n’est que ce qui reste mais c’est pour lui toujours et encore un effort de clarté.

Chaque poussée engendre plusieurs « découpes », « restes » (si l’on veut) mais subsiste une tension qui vise à porter la peinture au plus près de ses limites, des impulsions secrètes qui l’organisent, là où le muscle et l’esprit ne s’oppose pas. Dans une zone d’avant la distinction de l’âme et du corps.

Dans la peinture de Georges Badin bat un rythme. Cela donne un caractère particulier à son œuvre dans son suspens du sens où la vie se rue. Ce hors sens s’ajoute au temps afin de le faire jouer, pour le resynchroniser. Ce ne sera jamais bon, ce ne sera jamais finit, mais il y a là un oui à la vie et au jouir, à la chair des femmes nues et à leur lumière.

Décidément ce « reste » (mais cet excès aussi)  est toujours ce qui sauve.

GEORGES BADIN ou LA MAISON DU SOUFFLE

La peinture digne de ce nom porte la lumière en elle, elle fabrique l’œil là où il n’y a rien. L’œil soudain mord ce rien et le rien crisse.

La peinture habitée par le cri découvre l’étincelle au cœur de son mouvement et de son impatience, à coups de pieds et de dents, dedans, où il y a quelque chose qui brille.

Rides, traînées, coulures, signes, cri du nouveau-né, rugissement d’un lion doré. La peinture n’aime que les rêves que l’on peut partager.

Le pont du ciel tremble : le peintre en devient le grutier inconnu qui salue et dont sa maison de l’être est à moitié soulevée par des hélices de lumières.

Le peintre n’arrive jamais au bout de rien, ça le distingue des dieux qui se reposent une fois accomplie leur création.

Mais son œuvre inachevée devient monde. Rarement, très rarement, il la quitte en état d’apesanteur. Jamais, jamais il ne renonce à se servir de ses ailes même si depuis longtemps il ne les voit plus.

Il aura tenté d’entrer par effraction dans le silence de l’univers. Il n’a pas de destin : il peint.

« Si vive fut l’aventure » de Georges-Emmanuel Clancier

Croix (s) moi, qui te regardes comme désir, prière, fragments au nombre de quatre, pour que le chant s’éternise. Le poète a été souvent à mes côtés. Je lis ses mots, ses interrogations avec leur inachèvement, et je ne peux qu’y mettre des couleurs. Georges-Emmanuel m’appelle, me retient, m’ouvre chemin faisant.

Portrait de Georges Badin dans « Vive fut l’aventure » (Editions Gallimard) de Georges-Emmanuel Clancier

De l’aventure, si vive qu’elle n’en finit pas.

Interroger serait ouvrir, comme dans les fugues de Bach, des voies parallèles qui, musicales ou écrites, ont une égale importance. Un peu l’opposé de la Joconde, où le sourire domine et où le reste, le paysage avec tous ses composants peut-être nécessaires, a peu de vie. Toutes ces lignes de force qui structurent le poème, que suit le lecteur, par quoi sont-elles tenues pour des vérités, passagères sans doute, et c’est ce doute qui devient support de beauté ? Cet égarement voulu par le poète est presque l’expérience la plus profonde, ce grâce à quoi il doit donner nouvelle vie aux poèmes. Ce que l’on prendrait en général pour une « faute »devient chez Clancier de l’or.

Nageur, s’il l’est encore, du moins le poète en souhaite la ligne, le portrait qu’il en trace est en mouvement. De la toile aux images, il ne le laisse pas en repos et s’il exhorte (impératif amoureux), s’il affirme (phrases où s’entend qu’il les donne à désirer), il va des planches qui fendent l’écume à l’oiseau de passage, du taureau, sa merveille, à l’air d’été qui les relie : dérouler est constant. Il la regarde, on peut croire indéfiniment : où la voit-il ? Le verbe est redit, re-nommé en une lancinante litanie dans laquelle toujours elle sera prisonnière.

Le bleu de Badin

Un texte de Daniel Leuwers

Ce que j’aime dans la peinture de Georges Badin,, c’est le geste fougueux et tendre qui l’accompagne. La couleur est là, violente souvent –et maîtrisée, apaisée, finalement.
Le lieu central de sa peinture (sa scène capitale, pourrait-on dire), c’est une baie voisine de son village , Céret, dans les Pyrénées. Georges Badin a un jardin où il descend chaque matin pour recueillir du bois (il aime intégrer le bois à ses œuvres qu’il peint parfois comme des totems). Mais l’après-midi ou bien en fin de journée, Badin descend en voiture auprès de sa baie, de sa belle. Il éprouve le besoin de poser son regard sur la mer recluse dans la baie.
Les baies, généralement, je les aime. Ce sont des ventres offerts sur l’immensité de la mer, ce sont des lieux de rendez-vous secrets. Pourtant, je ne saurais oublier une baie proche de Sydney, en Australie, où la mort faillit me ravir. La baie était belle, rassurante même et semblait condenser le bleu le plus profond de l’Océan Pacifique. Pacifique? Nullement, car voici que, dans cette eau où je m’étais plongé avec délice, je ressentis bientôt un étrange vertige. Les vagues m’avaient entraîné, sans crier gare, vers le centre de la baie où elles étaient devenues houleuses, immenses, envahissantes. J’étais submergé et serais mort noyé, n’était la survenue d’un surfer qui m’installa en catastrophe sur sa planche à voile et m’envoya, en trois bonds, vers le sable. Je crachai alors l’eau salée qui avait atteint mes poumons, et je contemplai la baie, ébahi. Mes oreilles étaient comme bouchées et je n’entendais que des cris d’enfants (ils auraient continué à s’amuser, même si j’avais sombré corps et biens!). La baie avait pour moi fortement rapetissé; elle était un cimetière bleu qui avalait les hommes, et non plus le ventre généreux qui donne naissance…
Je fus très surpris lorsque, un jour, Georges Badin me demanda de réaliser avec lui un grand livre sur la baie. Il avait préparé des feuilles vierges, et des peintures les accompagnaient. Je n’avais plus qu’à écrire des poèmes, en occultant d’instinct la baie mortifère de Sydney et en jouant sur les mots pour traduire à ma façon le bonheur qui semble animer Badin à l’approche de sa baie à lui – la baie de Paulilles, je crois. La baie devenait ainsi une bouche qui bée, le B.A.BA ludique de déclinaisons plus mutines que maritimes. Et puis B, c’était le point de départ de rêveries onanistes où je songeais à toutes les femmes dont le prénom commence par B et avec lesquelles j’avais pu connaître quelque aventure. Le livre avait fini par se transformer en un lieu de combat intime entre désir et délire, sérénité et intranquillité.
Je m’aperçois que, depuis la confection de ce livre et bientôt mon travail d’écriture sur de grandes toiles peintes par Georges Badin, j’ai placé, sur un coin de mur jouxtant ma bibliothèque, une toute petite toile bleue qui cristallise tout le bonheur et toute la tragédie qui peuvent émaner d’une baie. Ce petit chef-d’œuvre de Badin est bleu aux trois-quarts (comme dans un tableau de Rothko). Tout en haut, au-dessus de l’horizon marin, il y a un pan de ciel ocre qui me fait, lui, penser aux dernières compositions de Vincent Van Gogh –celles où, sur la vaste plateau qui domine Auvers-sur-Oise, planent des oiseaux noirs, signes avant-coureurs de la mort. La grande plaque bleue de la mer est assurément chargée d’un intense sentiment de plénitude –elle est pleine, comme enceinte et prête à expulser la vie. Mais les oiseaux invisibles de la mort (la couleur ocre les masque, les cache) rappellent que la mer a englouti  maints de nos semblables (ô  Victor Hugo!). Tout en bas de la toile, Badin a traduit l’arrondi de sa baie qui n’ouvre pas sur le sable d’une plage mais se rétracte en un grand trait noir. Serait-ce la rambarde d’où l’on peut contempler la baie? Cette baie, la voit-on au niveau même de la mer ou bien en position de surplomb? On ne le sait –et cette indécision est propiceà un vertige secret. C’est comme si Georges Badin balayait sa toile d’un coup de cape bleu ou noir. La mer, c’est peut-être l’arène ocre d’un combat qui vire au bleu du ciel –pour mieux cacherle sang rouge de la bête.
Ce petit morceau de toile, je l’emporte quelquefois dans ma poche. Il me sert de viatique et de gri-gri. Il me protège. Il me garantit le bleu du ciel que j’ai cherché, dès mon enfance, dans les buvards pubilicitaires du savon Palmolive (ah, vivre un jour en Afrique!). Il m’éloigne des bleus de la vie –voire même de l’ange bleu qui peut venir tourmenter tout homme vieillissant.
Georges Badin est poète et écrivain. Sa peinture a recouvert les plages premières de son écriture. Il peint, et il peint rouge. Il aime le rouge de Bonnard. Mais moi, c’est le bleu d’un autre Georges B. qui m’interpelle, celui de l’auteur du Bleu du ciel –titre qui m’a d’emblée fasciné. Pour moi, Georges Badin (que je n’ai jamais rencontré) est bleu. C’est un homme bleu, comme on le dit de ces nomades du désert saharien que j‘ai croisés en Afrique. Quand il m’envoie des courriels, ils sont bleus; ils sont imbibés du bleu de sa baie. Sa voix, rocailleuse et généreuse–que j’ai pu entendre un jour au téléphone-, elle est bleue aussi. Et sa petite peinture bleue, je la glisse volontiers dans mes carnets. Badin est un peintre de carnet. Ces derniers temps, il “illustre” beaucoup de poètes en glissant entre leurs textes des petits morceaux de toiles. Badin découpe volontiers ses toiles; il les morcèle; elles mordent ainsi le sel de la mer.
Ce peintre rouge, ce peintre de corridas, je le vois en bleu; il me tire vers le ciel –si bleu qu’il en devient presque noir comme les oiseaux de VanGogh. Mais son bleu m’arrache en même temps à la mort intense au fond de la baie qui, depuis Sydney,  m’angoisse.
Georges, Georges, qu’allons-nous faire? Qu’allons-nous devenir? Il faut écrire et peindre. Il faut écrire pour peindre, car l’écriture se résorbe et se résoud toujours dans la peinture.
Aspirés, inspirés, nous sommes.
Badin. Baie. Baie. Badin. Baie. Baie.
C’est la musique qui manque soudain à notre désir.
Le bleu est ce silence qu’on assume sans rougir.

Daniel Leuwers

DANIEL LEUWERS

Rouge : la salle à manger, les deux robes. Du temps pour elles.

Un texte de Georges Badin

« Le blé qui va lever sera le pain de nouveaux échanges, ce qui fait que cette peinture est comme toute grande oeuvre l’avenir déjà parmi nous : bien qu’irrévélé encore, lettre close. » (Yves Bonnefoy, A propos de Miklos Bokor)
Une relation se prépare inexorablement entre le « blé qui va lever »,  surgissement et  ferment de rencontres. Et l’énigme, c’est le  rapport entre le présent et le devant soi, pas après pas.
Un lieu, avec plusieurs arrêts, haltes, qui  acquerront la parole  au fur et à mesure que se poursuivra la scène, sans achèvement. L’enfant sait que la salle à manger a des rideaux grenat qu’il a souvent le soir tirés, après avoir fermé les volets des portes-fenêtres et, à ce moment là, hors de ces murs rouges, il voudrait être dans cette couleur. Sait-il que les deux êtres assis côte à côte – du moins se les représente-t-il ainsi – écrivent ? Il fait nuit et l’enfant est dans l’espérance, cerné un peu comme par un lasso qui le prendrait et l’obligerait à ne considérer qu’une scène ?
Aucun lieu ne le retenant, il allait de l’entrée de la maison au jardin, avec à gauche la porte fermée sur le rouge ( il n’avait plus en tête que la couleur), arrivait à la treille et s’arrêtait devant la terrasse aux volets fermés. Perdition, état vague,  comme si le sol se dérobait, impression qu’il retrouvera plus tard devant la feuille mince qu’il voudra sauver par le trait noir.
La   frontière paraît effacée entre le désir et les déambulations : ce sont alors des minutes errantes où l’imagination édifie des scènes semblables en tous points à celles de la salle à manger rouge, sans pour cela qu’il soit tenu par tous ces fils invisibles, ces remarques aléatoires, ces pensées qu’il voudrait définitives.
Heureusement, le jardin est son allié, tant le jour il le parcourt, l’occupe, connaît la place des arbres et ainsi il peut accepter d’attendre  car sans qu’il y prenne part, tous les souvenirs, les attachements presque s’avancent vers lui.
L’ indécision  n’est perçue ou dite par nulle conscience, seul l’enfant la ressent car elle est son unique assise. Entre ce qui a été et ce qui suit, il se trouve dans un état de désespérance auquel plus tard il donnera nom et dont il usera, alors que dans ce jardin, dans ce début de nuit, il ne peut aller au-delà de ce cheminement amoureux, mais le sait-il, lui qui confusément ne veut que cette pièce rouge où il serait seul auteur. Rouge, auteur, embrasure, demeure.
Un  Bonnard, un nu qui envahit le tableau de tous ses pores, du rouge au blanc, il s’est arrêté sur du rose pas uni. Eclat, réception qui ne passe par aucun intermédiaire, épiphanie. Que voit le poète, que dit-il ? Le sentiment d’une unité ( rouge-féminin) le saisit hors de toute contrainte, et plus il le regarde, plus le nu grandit sans être pris dans les serres d’un Tout. S’il prononce le mot « robe », il n’écrit pas encore mais insensiblement il a à ses côtés le poème, assez distant encore.
Cette façon d’être retenu par la couleur, quelle étendue  occupe-t-elle ? Peut-être cette question est-elle sans réponse puisque c’est l’éclat qui  en quelque sorte est  maître, plus vrai que nature, croit-il. Il n’a pas prononcé de mots et pourtant l’image est devenue mobile, comme sortie du tableau. La descente qui s’opère dans une certaine obscurité, elle, contient tous les bénéfices. Ce n’est pas une opposition entre la lumière et l’ombre comme souvent cela se produit dans le paysage, mais l’obscurité doit être combattue, chassée par une longue suite d’échanges entre des pôles lumineux nouveaux.
J’observe votre comportement, avec en main votre carnet à croquis et Marthe, je dis son prénom pour aller vite d’une façon dangereuse : vous notez fébrilement, sans point d’arrêt, ses attitudes, son visage qui vous regarde, son dos qui disparaît et je suis étonné par cette suite presque ininterrompue de positions neutres, interrogatives.  A vous d’en décider le sens et cela peut aller de l’attention à l’indifférence, cela occupe un temps dont vous fixez les bornes dans tous vos dessins qui la désignent.
J’écris tout ça, Pierre, qui ne sert qu’à vous.
Il pense : le peintre va jusqu’au bout et tout de suite il se dit que l’expression est une impasse car cela supposerait qu’il se soit arrêté pour juger. Il ajoutera à « il alla jusqu’au bout » … « de sa volonté » afin d’en mettre à nu l’inanité. Pierre va alors d’une pièce à l’autre et souvent il est dans l’atelier. Marthe s’y trouve aussi, jamais immobile. Dans tout ce temps, mais ni l’un ni l’autre n’en sont conscients, j’imagine que Pierre sans le savoir hésite, attend, espère, va vite avec son crayon noir et il semble qu’il ne quitte pas des yeux le carnet, ce qui est faux. Marthe passe devant lui et à ce moment-là j’aurais pu voir, si j’avais été là, les lèvres de Marthe en avant et la courbe ondulante de l’épaule.
Je regarde, dit le poète, une page du carnet. Marthe a les bras croisés, les seins dénudés et le brun de ses yeux dit à Pierre : vite, note-moi. Une autre page : Marthe droite, de dos, quitte l’atelier. Pierre prévoit, anticipe cette disparition et tout de suite la note sur son carnet. Il y aura souvent sur la page ces esquisses-là  dont la vie sera longue. Marthe est dans la baignoire et fait couler l’eau sur tout son corps, semblant ainsi faire croire à Pierre que l’eau les sépare qui l’empêche en quelque sorte d’être souverain dans la sensation de tout dessiner, inclure sur la page.
Pierre est dans l’atelier, seul. Il se souvient : « Tels ils allaient dans les avoines folles/ Et la nuit seule entendit leurs paroles. » (Verlaine, Colloque sentimental) C’est important pour moi, pense-t-il. Il y a, lorsque je dessine ce lieu, ces avoines folles qui me donnent de l’élan.
Si Pierre fait que la nudité de Marthe échappe à la fragilité, du moins c’est son rêve le plus avoué, c’est sans hésiter qu’il utilisera sur ses toiles les couleurs les plus intenses comme celles sur lesquelles on ne s’attarde pas, afin que les formes et les lignes arrêtées dans leur parcours soient sur le même plan que les couleurs, les unes et les autres en une même rencontre. Lui-même aurait cru, regardant les toiles et en elles cet équilibre entre deux corps, l’un féminin, l’autre naturel, qu’il avait donné à Marthe l’amour le plus grand, qu’elle s’attarderait sur ses toiles pour le lire, c’est là son rêve le plus fou, sinon le plus immédiat.
Il y a, poursuit le poète, tôt dans le matin, des moments incertains et moi qui vous observe tous les deux, je perçois entre vous, et comme suspendu, un temps débarrassé de son passager qui d’habitude vous oblige à des allées et venues de l’un à l’autre ou à de brusques arrêts. Je cherche le mot qui fait un trait d’union entre vous. Si je le rencontre, il m’est venu, à n’en pas douter, de vous. Je le prends avec une certaine défiance, en premier lieu, car je serai obligé de l’éclairer, de le prolonger, de le faire vivre par les situations que vous allez créer : jouissance à combattre, à paraître vainqueur, à séduire, à ne pas mettre un seul nom d’auteur.
Devant celles-ci : attitudes qui se succèdent à un rythme tel que je peux à peine les apercevoir, pas du tout les noter, paroles échangées si vite qu’elles ne demeurent pas et la seule force que je constate serait d’une page à l’autre du carnet les lignes qui font de Marthe une permanence qui soit d’éternité. Qu’est-ce que cet élan qui m’oblige à aller de croquis en croquis et Marthe seule nous y contraint, sinon ce toujours vivant sur la page, sinon cette continuité d’absolu que je ne posséderai pas
Le poète :  Marthe s’avançait vers Pierre, lenteur voulue. Je suivais le regard du peintre qui, dans un mouvement peu perceptible, allait du visage au carré noir du sol. S’arrêterait-il aux lèvres entrouvertes (un sourire à peine esquissé qu’il aurait voulu plus défini, ce qui l’aurait autorisé à noter la naissance et l’éclat du sourire)? Je regardais la page du carnet pour savoir comment seraient posées ensemble la nudité du corps et celle du sourire. Marthe s’était tournée, allait disparaître. Etait notée, du haut vers le bas sur la page en quelques secondes, la surface du dos.
Tout vouloir de ces saisissements, écrit le poète en reproduisant la phrase exacte que Pierre s’est dite, et il pense à d’autres mots assemblés aux nuances évidentes, comme désirant que tout soit à ma portée, que ma main saisisse tous les détours et toutes les droites ou courbes du corps vu ou imaginé.
Un temps resurgit, joint à la terrasse qui sera un foyer, tôt le matin. Marthe, une robe rouge. De petits murs et, dans le creux qu’ils surplombent, des feuilles, étalées en grand nombre, on dirait qu’ainsi elles s’opposent aux troncs montant qu’elles n’arrêtent pas. Puis la montagne avec un tout autre dessin et son corps en partie s’abaissant vers la mer. Défi, rivalité. « Je suis belle, ô mortels, comme un rêve de pierre ». Phrase dite par Marthe ou écrite par la nature ? Marthe a ôté sa robe. Pierre sera toujours dans ce lieu pour les toiles peintes.
Le poète reprend : je lie cette phrase au titre « Elle toujours nue » que j’ai donné à mon livre. Deux affirmations, d’évidence et prises comme telles, et pourtant rien n’est plus incomplet, n’est plus figé, n’a moins d’éclat. Les valeurs de ce souvenir, en plusieurs tableaux, ont une faible existence et varient entre ce qui est en trop et ce qui manque.
Le peintre allait des variations de la nature à la nudité : la main tendue comme la feuille luisante, l’ovale du visage comme la courbe de lumière que fait la colline, l’avancée assez majestueuse du corps entier voisin de l’arbre vers la clarté.
Jusqu’à présent , dit le poète, je n’occupais, malgré moi ou non, que la place de traducteur, notant les uns après les autres les mouvements et leurs qualités, les arrêts volontaires ou les départs prévus. En un sens si j’étais soumis à toutes ces injonctions, elles m’obligeaient à n’avoir qu’une attitude, c’est-à-dire à leur obéir. « Je hais le mouvement qui déplace les lignes » et pourtant en regardant, tournées par la main de Pierre, les feuilles du carnet avec un arrêt sur la blancheur des pages, je croyais que, à la place de la mobilité que je disais, c’était « continu » avec chaque fois un déplacement, un nouveau départ, une aventure par rapport à ce qui était devant lui et qu’il nommait, sur la page, des nudités. Je rejoignais le poète :  le mouvement est aboli au profit de la ferveur avide, de la lenteur cursive, de l’aride chemin où passer inéluctablement. Je n’étais plus dans la transcription dans ce cas puisque toute la parole m’était donnée par le peintre et de là j’atteignais le silence de Marthe. Encore un mot de désobéissance, salutaire pour elle, puisque tous les sens, indications, reflets, paroles, invitations étaient détruits, et dans ces propositions elle n’avançait que sa nudité.
Le poète : vous observant, je ne perds aucun des gestes, aucun des mouvements de Marthe et si je m’arrête sur la page du carnet, il n’y a pas que les lignes qui me retiennent, moi qui en méconnais consciemment la portée et, ce qui me submerge tout ce temps, c’est l’extrême liberté qui s’empare presque d’eux avant que je puisse en lire les significations et les méandres et qui donne un temps unique à ce qui est entrain de survenir.
Les jambes, alors qu’elle marche, effleurent le sol de sorte qu’elle semble agir en des lenteurs qui se succèdent et ne s’éteignent pas, jetées dans un temps heureux pour Pierre et les interférences entre la beauté promise et Pierre si peu décidé si on ne jette sur lui qu’un regard. Et la souffrance, qui aurait pu s’instaurer ou du moins prendre une place momentanément agrandie par la pensée obsédante qu’il en avait, allait se perdant grâce à Marthe, en des moments. Pierre levait les yeux de la page, sa main la parcourait  et Marthe à ses côtés était irréprochable, pensait-il, peut-être attentive, curieuse.
Pierre n’était plus atteint par le regard qu’il aurait pu poser sur son propre corps, son propre visage. Il était heureux, presque en possession de l’Unité dont il s’approchait, puisque Marthe dans cette traversée où il n’a plus aucun repère était « à lui ».
Que donnait-il à voir, ce dessin tout en courbes ? Allait-il directement et sans que la pensée s’en mêle, à la colline bleue que le poète avait parcourue,écrite ?
Il donnait à Marthe elle-même, source plus visible, les tours amoureux et les sinuosités, retours en arrière avec la montagne, le trait droit, le bras de Marthe avec sa main cueillant le fruit et le portant à sa bouche et il se disait qu’il dessinerait les lèvres entrouvertes.
Pierre s’approchait du mot « libre » avec prudence, non pas qu’il sache en ces moments de début où aller, à quoi s’attacher et que considérer de ce désir inconscient qu’il sait qu’il va débusquer. De ce temps où l’indécision crée un sillage, encore sur aucun promontoire, à ce détour qu’il souhaite pour l’utiliser dans son dessin, il rêvera d’accords avec la nudité présente qu’il ravira à Marthe.
S’il dessine sans retenue, là où ne se joignent ni lenteur ni regard scrutateur, c’est qu’il est soutenu par ses marches autrefois dans la montagne, sur des sentiers arides ou le long de la rivière.
Rouge, étonnamment présent, à chaque fois renouvelé, tu es robe et sur elle tu as fondé ton empire Eros.

Georges Badin

L’amoureuse en secret à Michel Butor : ars scribendi

L’amoureuse en secret à Michel Butor : ars scribendi.

La table, nappe blanche, assiettes, couverts, verres, près de la porte verte en bois à clairevoie donnant sur le jardin. Régularité voulue de l’heure, de ce face à face du repas, en contraste avec le nombre, la variété des territoires recherchés. De la blancheur : lieux d’invitations. Lieux de combats : au premier soleil, le bleu et le jaune l’emportent sur le ciel blanc indécis. Lieux de transition : la vague avide de proie surgit, s’étale. Lieux de tous les désirs (sexuels) peu avoués : la robe blanche.

Face à elle, Michel Butor. Elle parle :  « Vous voyez les trois palmiers près de nous, après les marches. Je faisais étant  enfant une cabane, disions-nous, avec les palmes des arbres (à la fois matériau et mot de poète, mais nous ne le savions pas) et cela demandait du temps. » Elle le regarde, il approche la lampe à pétrole de ses yeux bleus. Apparaît le nu de Matisse : même unité de ton. Une certaine chaleur et bientôt un papillon ou un autre insecte tournera autour du verre brillant. Le poète : « Evidemment je  vois à présent dans ces préparatifs des désirs très grands devant soi qui insensiblement prennent forme avec, d’ailleurs, peu de durée, une certaine  fragilité. De l’attention (« je ne suis pas bavard », heureusement pour moi) pour  que cela ne s’efface pas. »

Le bleu des yeux a fait son effet, la mer maintenant. Un silence. Seule la flamme droite dans le cylindre de verre les sépare. A l’origine : autant de germinations dont il est encore séparé, bien plus de naissances que lui-même suscitera, étranger à toute valeur de la souffrance et s’il s’approche du seul fait de donner, c’est pour qu’il dispose de toute sa latitude de jouissance. La table n’a plus que la nappe blanche et les lignes qui la  dessinent sont définies par la lumière de la lampe, ce que  l’amoureuse et lui ont remarqué. Il lui dira qu’il préfère la ligne ininterrompue  de Matisse inscrivant un visage sur la feuille, où le trait noir paraît à la fois  achevé et laisse un accomplissement, en marge. Il regarde son visage et s’il était dessinateur comme il voulait l’être avant d’écrire, il n’éviterait pas ce parcours,  pour plus tard en être surpris. « Mon esprit, tu te meus avec agilité ».  Lumière et ombre : la première est faible alors que le noir n’est pas très envahissant, pas trop destructeur, semblable en cela au poème qui en peu de phrases, mais celles-ci ont le souci de convaincre, est fautif, ne tient pas la rampe. S’imposent l’arbre devant lui, ce tronc léger maintenant (pourtant massif le jour), l’ horizon vers les feuilles qu’il voit s’agiter et c’est le seul lieu dans l’air auquel il ne soit pas étranger. La célébration serait en cours sans pour autant que le poète se soit efforcé,ce moment nocturne devient scène, théâtre, bâtisseur et il devra toute parole à cet agrandissement. Son corps à elle n’est pas dans le silence, n’est pas captif du moindre souffle, mais droit et comme le bambou ondulant dans ses méandres. Le tumulte de l’eau n’était pas aussi uni qu’elle l’aurait souhaité, le cri aigu de l’oiseau dénonçait son passage, perçant non loin d’eux, – irait-elle, oui sûrement, vers cette eau amoureuse, jusqu’à laquelle la phrase « Ne te courbe que pour aimer » l’accompagnait. Lui : « la phrase comme la marche, la course, la collision, l’arrêt où reprendre son souffle, est décisive : le pas en avant serait inutile sans repentir. » A peine avait-elle tracé sur la nappe blanche les sept lettres d’un mot qu’elle n’avoue pas que celui-ci fut sans origine, sans contenu. Il lui a suffit de lever la tête pour entendre le froissement des feuilles, puis de percevoir l’eau au moment où elle bat la terre, pour que ce mot écrit, non dit, soit état ressenti par le corps. Si de tels moments deviennent des prétextes pour peindre, écrire, il les approchera avec le moins de bruit possible, établissant une relation comme de personne à personne. Instants volatiles, le poète aspire à les poursuivre. Eux, mauvais sujets, lui filent entre les doigts. Il veut que le temps le délaisse, qu’en tout endroit il ne reste plus aucune image, qu’elles soient sur la page, comme le corps entre dans l’eau, avec la même saveur.

« Ce grand jardin, dit l’amoureuse en secret, n’est pas le vôtre. Vous le traversez et si je vous observe je vois que que vous allez vite, vous vous arrêtez près du canal qui le longe ou bien même station sur le côté gauche où passe l’eau irrigation du jardin potager. Nous irons vers l’eau du gouffre tout à l’heure.» L’eau, sur le point d’accéder à la cascade, du moins nous l’imaginons ainsi, dans un bref arrêt sur une roche plate. Blancheur, écume où l’eau pénètre et peut être
retenue, à quoi font cortège les bulles, leur cristal, les reflets de l’arbre et aucun temps pour les suivre, morts joyeuses par dizaines, par centaines. L’eau au bas de cette descente abrupte en aura eu raison. Noirceur unie et sur les bords le soleil jaunit le sable et les petits cailloux : me rapprocher d’eux, oser quelque incursion personnelle, les nommer pour que les « confuses paroles » aient la vie la plus brève et la plus déviée.

« Enfant, vous donniez un prolongement aux histoires lues, racontées, m’a-t-on  dit. Où étaient déjà vos ailleurs d’aujourd’hui, écriture de chair et d’esprit ? Allez-vous vers des nuances de temps, de lieu, de manière ? Vous ne choisissez pas, vous admettez l’improbable, l’accidentel, le nombre, le banal. Là vous écrivez (votre temps est le présent, tel un miroir) ce que vous avez perdu Des résurrections. »

Sur une route de montagne peu élevée, arrêt un moment. Devant eux l’ocre rouge des troncs à mi-hauteur des chênes-liège et ce dévalement lumineux jusqu’à la ligne horizontale de la mer, un creux avec différents verts, de la terre brune. Il n’est pas possible de noter de façon exhaustive tout ce qui se présente aux regards. Les genêts les ont arrêtés : autant de points jaunes sur le paysage . La page est blanche, du moins pourrait-on le croire, mais en fait il sait bien qu’elle n’a aucune virginité. Il y a maintenant ce partage, cette opposition entre elle et ces vues qui semblent momentanées alors que le temps qu’elles détiennent est très long mais le poète y demeure étranger.

Elle : « J’allais souvent à la rivière après avoir traversé le petit pont et c’était une étendue d’eau calme, grande et je m’étendais dans l’eau sur le dos, les bras en croix. Si vous aviez été là, vous m’auriez regardée, immobile, avec en tête cette image de croix que vous auriez rapprochée d’un peintre qui n’hésite pas à faire le tableau comme si celui-ci était une fenêtre ouverte sur tous les paysages à venir. » Le poète : « Nous avons, lui et moi, la même faim et nous n’évitons ni le désarroi ni les élans toujours renouvelés. Un autre poète a écrit son éblouissement pour la lumière ou tel lieu et tout de suite il dit la descente dans les ténèbres provisoires et l’on voit aux naissances qu’il écrit qu’il les élimine peu à peu par le feu ou le fer. »

Elle n’a pu échapper à la blancheur qui dévale sur la roche gris bleu. L’eau ne disparaît pas, s’ajoute à la surface noire du gouffre, ruisselle sur ses épaules, parcourt le dos, et tout de suite va sur les jambes. Elle se tourne et même parcours sur le brun de la peau. Le regard (de Butor), les mots, le corps lui-même en quête de vérités.

Georges Badin

La tentation

Texte de Georges Badin écrit à propos de 10 toiles grand format peintes par Georges Badin avec des photographies d’Eric Coisel

La tentation, non pas pour que vous y succombiez, mais qu’elle vous tienne aussi vive dans son haleine.

« Le démon l’emmena alors plus haut et lui fit voir d’un seul regard tous les royaumes de la terre. Il lui dit : « Je te donnerai tout ce pouvoir et la gloire de ces royaumes car cela m’appartient et je le donne à qui je veux. Toi donc, si tu te prosternes, tu auras tout cela. » (Evangile selon Saint Luc)

Le photographe, le peintre ne sont à vrai dire ni Satan ni Dieu et les mots prononcés dans l’évangile ne seront jamais les leurs. Les deux images qu’ils offrent ne sont pas prises dans une alternative, ce qui leur assurera des lectures sans cesse renouvelées. Aucune vérité qui serait fixe dans une durée mais des vérités grâce aux regards, à leur position dans la lumière ou leur saisissement par l’ombre, peut-être aller jusqu’à les assimiler aux vents marins : sans assises, sans aucun arrêt, mus dans le transport ou le passage ou le tumulte.

Le photographe sait qu’il n’a pas à choisir, mais seulement à ne pas être satisfait de ce qu’il a par surprise ou par intérêt photographié, de la bouche entrouverte, fermée, du visage attentif aux seins séparés et de là, sans aucune chute, au sexe ou aux « fesses joyeuses » (Verlaine). Qui lui dira qu’il a réussi,c’est-à-dire qu’il a attiré le oui du regard sans hésitation, ne fût-ce qu’un instant qui serait ainsi d’éternité ? Où se situer, comment continuer à choisir sinon dans le désir premier qu’il a voulu novateur ? S’il renonce à être résolu, il se perdra dans les formes qui se répètent.

Quant au peintre, abandonner la représentation, c’est une question de vie ou de mort. La mémoire serait alors tout le réservoir des images qui attendent.

Des voyeurs, masculins, féminins, scrutant l’image, sont tenus par la naissance du paysage et rien de ce qu’ils peuvent imaginer ne leur échappera. Il y a là un lieu de l’origine repris et complété comme il le fut pour la première image.

Sur la croix ou la croisée de la fenêtre, avec les fragments de corps que le photographe aura déposés et collés, ce sera pour les regards un retour, un voyage vers des images connues ou qu’il désirera connaître. Naître, serait-ce pour vous recommencer, sans prévisions ni doutes, ni temps de pause ?

La tentation, son déploiement. Vous appelle-t-elle, comme l’oiseau, avec si peu de notes qu’elle vous entoure, si fort que vous ne la nommerez pas, ne pourrez pas écrire : « mon amour » ? Ces paroles : en se dévêtant comme si elle voulait un territoire absolu.

Georges Badin