Georges Badin

La peinture de Georges Badin

Catégorie : Textes

C’est la mer Allée avec le soleil

Un texte de Georges Badin – 25 décembre 2009

L’enfant était dans ce vaste domaine sans possession d’aucune sorte, avec le bois de pins qui entourait la cave, une grande bâtisse en pierre qu’il avait toujours pensé être une demeure, alors qu’elle abritait de très grands fûts, un pressoir dans une obscurité propice à une vie sourde, la transformation alchimique du raisin, avec cette odeur âcre sans qu’elle ne s’arrête. Plus tard dans ses peintures, il verra que le noir venait aussi de là, lien entre ces deux temps, durée qui fait vie.
Il continuait à marcher sur le chemin et c’était la descente le long de la rivière, la brillance argentée de l’eau l’accompagnant.
A Nice, dans une pièce vide, l’enfant disposait au moyen de ficelles tendues d’un mur à l’autre des papiers de couleurs, nombreux, qui au moindre souffle d’air lorsqu’il ouvrait la fenêtre alliaient le frémissement, le bruissement  à l’intransigeance de la couleur. Plus tard lorsqu’il verra les papiers collés de Matisse, ces deux actes le placeront à jamais dans ce que Baudelaire nomme « Un ciel pur où frémit l’éternelle chaleur ».

Georges Badin – 25 décembre 2009

L’enfant bleu

Un texte de Georges Badin

L’enfant bleu

Qui a vu autour du corps presque emprisonné par le bleu intense de la serviette – le sable dans sa surface disperse l’attention –  est pris par cette durée dix ans après ou, s’il s’en souvient, cette image reste intacte.
La couleur bleue a fait son apparition ces derniers jours, on dirait après un long silence,  des mots nouveaux sont venus la secourir.
Du littéral aux métamorphoses, deux êtres ne sont séparés que de quelques mètres, mais en fait toute la surface envisagée où se produiront des actes, des passages,  sera mouvementée selon les paroles, les gestes, les attitudes.
Un silence léger est à ses côtés, fidèle, se déprend de lui, sera toujours autour de lui, devant lui. Invulnérabilité, liant deux bleus dans leur longueur, celui uni de la serviette séparant l’enfant de celui, plus fluctuant, de l’eau.
Ce bleu, comme une draperie, l’enfant le voit, le lit dans tous ses états. Le poète les écrit, le peintre les impose sur la toile, c’est « l’empire des signes » comme le convive à une table japonaise qui prélève «  d’une touche légère de la baguette, tantôt une couleur, tantôt une autre, au gré d’une sorte d’inspiration qui apparaît dans sa lenteur comme l’accompagnement détaché , indirect, de la conversation. » (Roland Barthes, L’Empire des signes)

Georges Badin

Saint-Ferréol

A propos de la journée qui volait à Saint-Ferréol, vive, errante, respirante : des interrogations, autant de défis

Où sommes-nous ? Que voulons-nous ? Dès que l’on quitte la route, ces questions tombent sitôt le chemin de terre emprunté. Trop de fleurs blanches dans les cerisiers ou peut-être pas assez, en suspens, et la vigne et l’herbe font un espace comme un tapis ; un bois de chênes-lièges avant la montée paraît sans seuil, on imagine qu’il y aurait autant d’endroits habitables avec la permission du faune. Ce n’est que terre et l’horizon sera peut-être au prochain détour.
Points ou taches sur le ciel, sans mouvements, qui occupaient toute une surface blanche, et celle-ci a pris le passage de l’enfant pour un avènement. Et plus loin les chênes-lièges par le rouge brun des troncs, peu espacés l’un de l’autre, prenaient le relais de la couleur. Ils se joignaient au désir des enfants qui déjà voulaient à leurs côtés une cabane, sinon une maison.
Ondine de Ravel : quels liens avec le tour qu’il faisait de l’Ermitage ? Les dernières notes évitent une fin certaine mais la reprise attendue de la musique est une suite à cet achèvement apparent. Rêverie de Debussy : là comme dans les tours et détours des enfants – la chapelle-oppidum en est le centre – la rêverie au présent a une mémoire. Poursuites, escalades, des peurs parfois, des arrêts pour savoir où aller, des sons, des rythmes écoutés plus tard se joignent, se séparent, s’éternisent pour les enfants qui les considèrent, foyers où le langage ne refuse aucune naissance, où la beauté a ses couleurs, ses cinq sens, pour des plaisirs. Le poème « Pourquoi la journée vole » était déjà à leur côté dans ce lieu fortifié.
Aller du cri à la musique en passant par le son, de la surprise à la stupéfaction et nous revenons sur les lieux des enfants, du bas du mur à l’escalade par les pierres disjointes.
Ce temps est hors de l’usure, avec ses couleurs inaltérables : bleu, du vert au-dessous, du jaune au loin. Sa disparition n’a pas droit de cité, il est sans aucun genre, retenu par la mémoire, l’imagination, absence d’où viennent à l’esprit tous ses plaisirs.
Une simplification : ne s’attarder que sur les noms, la montagne, la vigne sur beaucoup d’étendue et le vert des arbres et des prés pour que le bleu enfin les borde. Quel est, de ce lieu de couleurs avant tout, l’ordonnateur suprême dont on croit qu’il a élu domicile dans le tabernacle ?
Quand ils arrivaient, et la croyance est de rigueur, ils disaient qu’ils faisaient une exploration, qu’ils préféraient les murs et les rochers hauts, que l’escalade ne finissait pas en règne.
Devant le bois, la maison, dans un désir ininterrompu, aurait sur la porte d’entrée deux ouvertures en forme d’yeux, remède contre l’égarement dans le couloir jusqu’à la cuisine assez lointaine, et une grande verrière où la lumière ferait déjà un ciel bleu.
Que vaudront les regards des enfants, arrêts momentanés devant tous les paysages alentours ?

G. Badin/ octobre 2009

Des lieux et un enfant

Des lieux et un enfant, des génies pour le servir, deux temps qui ont varié, l’ancien et le nouveau présent. Les étonnements de l’enfant, surpris jusque dans ses sortilèges. – Un texte de Georges Badin

Le haut et le bas. Deux directions qui, s’ils communiquaient, étaient étrangers à l’enfant. S’il s’accoudait à la balustrade de la grande place, ce qu’il voyait était de l’ordre du passage. A sa gauche, des arbres dont la noirceur l’atteignait presque et il savait bien qu’il n’irait jamais jusqu’à eux. Ils appartenaient à la grande maison qui s’imposait en face de ses fenêtres. Puis la promenade s’annonçait. Pas d’énumération, de buts,  mais il allait du jardin à la maison en pierres et de celle-ci aux collines si proches, sur lesquelles il s’attardait. Aujourd’hui l’écart entre les branches des arbres au-dessus de l’eau crée un espace sur la toile. Ce qui a changé, c’est une vie toujours traquée en quelque sorte et qui, naissant d’un fragment de nature, veut établir une différence jusqu’à donner vie à l’apparence.
En ces traversées, le péril n’est pas apparent, couve peut-être,  mais dans ce cas, ce qui a lieu, c’est un frémissement avec quelques faibles menaces. Ainsi le cheval-Minotaure attire l’enfant derrière la barrière de bois et il vit aussi fortement sa peur, son trouble que s’il était à l’intérieur de l’enclos. Le château-fort fait de branchages domine de quelques mètres le chemin d’où deux attaquants, avec des bois qu’ils lancent sur lui, tentent de le détruire. Ils n’y arriveront jamais et cela fait naître une durée sans point final. Ainsi le temps, espace pourrait-on dire propre à l’enfant,  est son allié, sa joie, sa nécessité  sans complaisance, tout d’avenir en ses relations avec lui. Aujourd’hui, écrits, peintures sont des armes contre un temps fractionné, contraint à des passages partiels.
Il marchait sur des raies de soleil, la terre était claire et ses pas avaient un rythme et une nonchalance qui seraient repris par la ligne noire sur le papier pour noter un certain retour dans le temps d’avant qui finalement n’était qu’un leurre dans sa courbe. Sur le chemin avant le petit pont qui traversait la rivière, la mousse avait donné à l’eau une verdeur tendre et le soir, alors qu’il n’était pas très loin d’elle, avec les grenouilles qui croassaient, il avait déjà dans la tête grâce à la couleur qu’il revoyait presque des ébauches de peintures. L’eau du dehors est jointe à celle de la profondeur , désir montant jusqu’au jour et elle apparaît dans la franchise, l’éclat, dans une fraîcheur retrouvée comme celle de l’eau de la rivière. Ainsi, lui disait-elle, amorce la pompe et il le faisait. Il continuait sur le sentier avec, à sa droite, des dahlias rouges dans le jardin. « L’infinie diversité s’évoque ou se raconte ou est illustrée ailleurs, mais elle ne se dit qu’au poème. Pourquoi ? Parce que la parole poétique éclate dans l’inlassable éblouissement du ressouvenir des terres qui s’effondrent, elle s’alentit aussi aux ombrages des forêts, qui font en même temps caverne et lumière, dehors dedans. Le poème ainsi envahit la clarté dans l’obscur, recommençant le geste des temps premiers. Il est (il chante) le détail, et il annonce aussi la totalité. Mais c’est la totalité des différences, qui n’est jamais impérieuse. » (Edouard Glissant, Philosophie de la Relation)
Georges Badin

Sans attente

Un texte de Jean-paul Gavard-perret, septembre 2009

SANS ATTENTE : GEORGES BADIN

A l’origine il y a le geste de peindre comme élément majeur et lien entre la terre et le ciel. Il ne s’agit pas pour autant de le réduire à un simple « totem ». Georges Badin ouvre, crée des éclatements, des jets. Pour un traité majeur  des formes.  Le geste dans ce qu’il possède d’instinctif est le fruit  d’une approche complexe au sein d’un travail exemplaire.

En surgissent des surfaces tordues, reforgées, annonciatrices d’espace.  Mais de quel espace s’agit-il ?  Et  quels  liens unissent les couleurs et les lignes éparses-jointes que l’artiste y place  ?  Tout est proche et lointain. Et l’oeuvre permet de se perdre et de se retrouver. Badin nous ramène d’où on est sorti  – mais en est-on vraiment sorti ?… Toujours est-il que l’artiste permet de comprendre  ce qu’il en est de nos limbes  et surtout de là où nous serions. Enfin.

De telles oeuvres sont ouvertes, fermées, mobiles, dynamiques. On les approche  visuellement mais on peut aller plus avant et  faire « jouer » la peinture dans les ensembles que l’artiste propose. Existent à la fois une solidité sans failles et des effets de jointoiements. Il en va d’une double fouille :  celle qu’a opéré l’artiste, celle qu’elle propose au regard et à la main.

L’artiste renverse la verticalité, hisse les supports : ils ne sont plus là simplement pour recevoir, être pénétrer. L’espace prend une autre dimension loin des scènes  traumatiques ou giboyeuses. Soudain une triangulation opère.  Elle met fin au pseudo opposition du couple masculin, féminin. Emprunter ce parcours revient à prendre la part du risque, renoncer aux formes prévisibles et retrouver une progression  au coeur de l’inévidence du matériau sorti de ses formes admises.

Si l’on pousse plus loin cela revient à affronter le trou béant de la mère et le re-père phallique. On en finit avec les fantasmes oedipiens car la peinture de Badin inscrit un espace neuf. Soudain le fils père-turbé peut devenir géniteur par ce que lui propose la peinture. L’image-mère devient l’objet « sculptural » pour la raison la plus essentielle et la plus organique :notre cerveau et notre regard sont incapables d’en imaginer la spatialité et la véritable profondeur.

La peinture devient parallèlement la procédure la plus appropriée pour rendre compte d’un tel développement et d’un tel renversement d ’inaccessibles coordonnées spatiales. Surgissent non seulement un lieu inédit mais sa sensation. Elle se met à bouillir dans l’aveugle gangue de notre boîte crânienne.  C’est un paysage avec dépressions, montagnes, rivières. C’est un panorama qui nous entoure. Nous le possédons soudain comme il nous a possédé.

Chaque oeuvre devient un  objet d’aimantation  et de propulsion.  Elle reste le site à parcourir et renverse organiquement à partir d’elle-même. Elle nous abandonne et nous reprend. Profondeur. Epissure. Epaisseur.  Pas d’esquive. Cela reste troublant, difficile à décrire. Aussi simple qu’énigmatique.  Avènement de la disparition, de l’indiscernabilité.

Il y a destruction  de la surface comme entité première  Mais elle consiste moins dans son inversion, sa réversion que dans sa mise en passage.  Surgit une dilution de l’effet  de surface pour multiplier ses qualités d’excroissance. Surgit enfin une obombration très atmosphérique et la qualité d’un passage dans la surface pour la plénitude de vie.

Il s’agit sans doute la peinture la plus lucide et le plus instinctive qui soit. Extralucide aussi.  Celle d’une conscience qui ne pense plus la constitution du visible dans les termes d’une simple déposition. La peinture exige pour Badin  un autre point de vue. Ce qui demeure devient à demi « charnel », à demi atmosphérique.  C’est un entre deux – superficie qui « joue » avec une autre superficie.

¨Plus que de montrer  l’artiste  nous plonge dans ses labyrinthes dont nous ne sommes pas ou jamais sortis.  La surface devient un ailleurs. Mais elle est l’autre  en nous que nous ne pouvons oublier. Elle est la douleur, le plaisir, la pensée, le monde ou plutôt l’ombre de tout cela tant elle semble porter les stigmates de la scène dont nous sommes les captifs depuis l’aube de notre vie jusqu’à son crépuscule. Et si sa sculpture possède une force de mimesis  c’est soudain pour nous faire ressentir notre vide dans les espaces interstitiels qui neutralisent le corps et son identité.

Jamais plus qu’ailleurs la peinture devient un acte de puissance et de temps suspendu. Elle est tout le contraire de la guenille de la Vanité. Il y a là traversées et condensation. Passage. Sa torsion s’ouvre à une autre dimension. Elle ne peut plus être le territoire où l’illusion vient se poser comme sur  un vieux mur où les ongles du soleil se brisent à mesure que notre hiver nous endurcit, nous affaiblit.

Il n’y a plus ce miroir que nous chérissons de nos voeux et que l’histoire de l’art nous a appris à attendre et à contempler.  Nous sommes jetés là devant, comme devant des cadavres sans prendre le temps de dégager de leur collet. Ce n’est cependant pas la manière préférer la douleur de la nuit à la splendeur du jour mais d’entrer en confrontation communicante avec la vie.

Jean-paul Gavard-perret, septembre 2009

La journée vole

Un texte de Georges Badin

Le bleu, le jaune, sans la mouette, instables, volent, se séparent, se retrouvent, naissant tôt le matin pour que leurs couleurs changent de tons. Enviables. Ce qui demeure en apparence immuable à une place chaque jour identique, c’est la mer, la bouée et grâce à elles la mouette fait ses tours de vol et de reconnaissance. C’est « Pourquoi la journée vole » (Char).

Voir les autres toiles de juin / juillet 2009.

Livre à deux voix

Un texte de Georges Badin

Lorsque le peintre la dessine, ce sera toujours le corps incomplet ou si l’on y prête attention toujours mouvant au regard des lieux où elle évoluera. La couleur jaune l’emporte à l’inverse de la première bataille du matin, après le lever du soleil, et ce sont deux couleurs sans rivalité qui très peu auront vie. Elle se lève mais qui peut l’apercevoir ou la suivre du regard sinon Dieu qui l’aurait créée ? Ce lieu terrestre, Dieu l’appelait paradis, mais elle  dans ce que plus tard on appellerait de  ce nom étrange « création ,  où elle évoluait sans en connaître l’étendue. Elle s’approchait de l’arbre, masquait le tronc élancé et autour d’elle le feuillage naissait comme pour donner à cette image un nouveau plan, un fond inaccessible si on le regardait avec un parti pris. Il s’arrêtait devant ces mots : « Le corps, le tronc – était-il à un début incontrôlable ? Oui, mais déjà puisqu’il écrivait, le corps était doré, tout en courbes alors qu’il voyait la montée rigide de la ligne droite dans les feuillages et il était dans l’illusion de l’intention -. Image liée à jamais aux symboles et c’était dans cette réserve  incontrôlée que l’auteur puiserait ses élans, ses descriptions, ses allées et venues sans jamais s’arrêter sur une ligne de force. Différence avec le lieu paradisiaque où le serpent prenait la forme du corps et Eve n’avait plus  qu’à le regarder d’abord, qu’à l’entendre ensuite pour savoir que le plaisir l’emporterait.
La phrase commence : dit-elle que le bleu et le jaune sont pour l’instant inséparables, côte à côte sans rivalité ? Tout de suite, la peinture sait que le jaune était une naissance sur  la mer et qu’il y a dans cette montée de la couleur vers le bleu une accalmie sans durée, elle décidera de l’unité, de son théorème, et alors le poète sera tenu d’intervenir.
Il regardait cette image matinale sans lui obéir, songeant qu’il lui faudrait donner des sens au lever de la couleur, étendue, appropriation ou seulement diffusion de sa beauté et lorsque le rapport entre le bleu et le jaune serait noté sur la toile, il rejoindrait l’infini et le fini du jaune, c’est-à-dire de la plage, afin qu’ils soient vus  une seule fois comme tels par le passager du regard. De cette juxtaposition choisie sur une seule toile – pense-t-il résolument –  naîtra la nécessité créatrice de détruire.
La ligne, feutre noir appuyé, a une longueur (sa largesse se voit si peu), s’arrête, semble-t-il, à la limite de la toile ou du papier, elle demeure dans la tentation à laquelle elle soumet l’auteur, semblable en cela à la passante de Baudelaire « que j’eusse aimé » mais le temps, dans ce prolongement de la ligne,  n’est pas tout de suite présent, tenu en cela par la mémoire et ses images qui préoccupent l’auteur et qui peut-être disposent à de nouvelles amours.
La logique des métamorphoses impose des variations, des transferts d’un état à un autre,  le premier en apparence muet, le second sonore. Ainsi l’oiseau dans le feuillage fait taire le bruissement du vent pour que son chant soit souverain, seul entendu. Ainsi le chemin sur la toile vu par deux traits noirs assez larges irait jusqu’au bleu du ciel, les genêts sur toute la longueur se déploient : autant de points jaunes que de fleurs avec, toujours, cette limite de la couleur bleue. Ce serait des saveurs à l’opposé d’une montée aride, ce qui est faux puisque dans ce chemin il y a une invitation à jouir pleinement de cette montée et à  se perdre dans toutes ces sensations jaunes. Passacaille et fugue en ut mineur 582 de JS Bach : on fait aisément entre cette dernière peinture et celles qui suivront un rapprochement avec les variations de la passacaille et fugue. S’il y a propositions, dans le sens d’avancées sans pour autant que des choix soient opérés,le  lecteur est convié à retrancher, ajouter et les liaisons entre le chant, la couleur, les mots sont autant de variations en déplacement. La lecture, comme l’écoute ou le regard, sont à la fois nécessités, compréhensions et partitions données sans conditions.
Le violoncelle, le piano, le corps aimant, l’esprit et ses nuances (Beethoven, sonates), la peinture dit « je fais silence (des faussetés qui attirent) », l’écriture : « Je ne m’arrête pas ».

« C’est pourquoi il (l’oiseau)chante au sein du monde comme s’il chantait au-dedans de lui-même, c’est pourquoi nous accueillons si aisément en nous son chant, il nous semble le traduire dans notre sensibilité sans aucune perte, il peut même transformer pour nous, un instant, le monde tout entier en espace intérieur, parce que nous sentons que l’oiseau ne distingue pas entre son coeur et celui du monde. » (Rilke, lettre à Lou-Andreas Salomé)
Très tôt le matin, pour le poète comme pour le peintre, quelques notes répétées de l’oiseau, entendues comme une répétition la plus généreuse possible : elles ne lassent pas, et pour peu qu’elles soient écoutées sans tension, le temps le moins perçu est le plus long, le plus durable. Il arrive que les notes ne soient pas reconnues alors que l’oiseau en compte trois, dont le retour fait mélodie, et dont la reprise s’impose comme une suite toujours renouvelée.
« Eté, rivière, espaces, amants dissimulés, toute une lune d’eau, la fauvette répète : « Libre, libre, libre, libre… » (« La fauvette des roseaux ,  Neuf merci pour Vieira da Silva, René Char)
Jamais avec autant de force cet adjectif ne l’a tenu éveillé dans ce matin avec l’oiseau. Tous les mots aux aguets étaient tus, tant la beauté, comme l’air alentour, l’emportait.
Que disent-ils, l’oiseau et son chant : que je sois dessiné avec hâte souvent, plusieurs fois dans le jour, pour que les regards au monde me tiennent prisonnier, me rendent libre, que les oreilles entendent la Beauté, « Ange et Sirène ».
Chaque son court, entre l’un et l’autre un silence suivi, et une durée dans le chant ne dépassant pas quelques secondes. On pouvait écrire : de la répétition voulue, peut-être insistante.  Cela était faux. Ce qu’il retenait, c’était « Libre, libre, libre, libre… » et ces mots ne le laissaient pas seul.

Eros invoqué – avec quels mots ?- mais l’intention qu’il a de s’en approcher ou d’utiliser ses flèches nécessite une écriture, des lignes aux formes multiples sur le papier, des couleurs sur la toile qui seraient autant de relations amoureuses entre les éléments d’un paysage et les corps. La main va de l’épaule jusqu’à la jambe comme la ligne qu’il trace sur le papier va dans sa courbe retenir ce que la main a aimé. Non pas close cette courbe, toujours ouverte. Des imprécisions d’abord : que veut-il en retenir ?
«C’est à travers les mots, entre les mots, qu’on voit et qu’on entend». «La syntaxe est l’ensemble des détours nécessaires chaque fois créés pour révéler la vie dans les choses» (Gilles Deleuze, Critique et Clinique, p. 9-12).
Peu d’écarts, voulus mélodiques, entre la main sur le papier et sur le corps, en mouvement, semblable en cela, dans la sonate en mi mineur de Brahms (trois mouvements), au piano et au violoncelle qui à chaque audition créent leurs auditeurs. Distance à chaque retour défaite – on suppose que le corps est la feuille, que la feuille est le corps.
Ces paroles-chants que le poète entend, il les a prolongées sur le corps ou sur le papier avec toujours, comme ce matin, cet entêtement à aller vers le vivant. Peut-être est-il aussi retenu par les trouées de lumière sur le tilleul, éparses, entre lesquelles ce chant serpente comme sur la toile ces blancs entre deux couleurs.
Le poète dit que le vert en touches dispersées joint le bleu uni qui s’incline en courbes se jetant à l’eau, sachant que sur la toile l’arbre et la colline auront des liaisons, de guerre parfois. Il sait que la nudité est en passages. Immobile, elle ne vit pas. Il sait, même si elle disparaît, qu’elle sera toujours dans le champ de son regard. Celle qui est à ses côtés n’a qu’une couleur : jaune, et elle est solaire. Georges-Emmanuel Clancier était ce jour-là à mes côtés. L’arbousier serpente sur le paysage, atteint le ciel, bleu, rouge, seulement ces deux couleurs. Le poète a la toile devant lui au sol et le paysage dans son regard, des verbes comme parcourir, ne pas s’arrêter à un abri de couleurs, imaginer qu’au bas de la colline la mer est là, sans mouvement, et s’il baisse les yeux, il a le secours de la toile pour opposer le sable à l’eau, deux tons, jaune et bleu, sans rivalité entre eux. Le poème qu’il écrit est  en phrases courtes, par exemple « le bleu résiste » et le verbe dans ses connotations le précipite en quelque sorte vers d’autres étendues, plus à portée de sens, de mains. Sans hâte. Il n’ira jamais jusqu’à ce mot, Georges-Emmanuel Clancier.
Le poète : « Tu accompagnes les couleurs jusqu’à leurs lieux provisoires. Tu me dis : pierres peintes, et la couleur jaune me cerne, s’étend comme si elle devait ignorer d’autres survenues. »

Georges Badin

« Le chemin » et « Le tilleul et ses trous de lumière »

Deux textes de Georges Badin

Le chemin

A côté du chemin montant, des genêts en surface jusqu’au bleu de la toile, de la photographie.
Il veut l’emprunter, ce chemin qui miroite, pour suivre son corps droit, en ombre, à terre. La couleur est absente. Il désire être seul, s’en souvenir. Les genêts sont des cachettes d’enfance, il ne le savait pas avant ce jour, cette photo. Il choisit de ne pas les traverser. Ils sont ses alliés comme lorsque, enfant,  il parcourait un lieu aimé. Sur la toile, le chemin semble esquissé. Seule demeure avec le plus d’accaparement possible la liaison jaune/ vert dans la surface la plus exposée de la toile. Le jaune insiste à côté du vert et l’assiste.

Le tilleul et ses trous de lumière.

Le matin, le soir, à de certaines heures, les trous de lumière dans le tilleul du jardin opèrent deux effets : l’arbre a disparu et toutes ses formes courbes sont autant de corps en gestation, de lignes d’où des corps vont naître. L’arbre est ainsi placé par la lumière dans une durée inusuelle jusqu’à ce qu’il reprenne ses droits, la lumière l’ayant abandonné. La toile est à proximité de toutes ces venues.

S’il s’approchait de l’arbre, non loin de lui, il était tout de suite cerné par une croyance heureuse : sa perception de l’étendue du feuillage, tendre jusqu’à ne plus être que tremblement, n’était plus celle d’un spectateur. Savait-il que plus tard, écrivant le poème avec ces éléments-là, l’arbre, l’étendue, les trouées de lumière, il en serait exclu avec l’espoir pourtant que serait chassé le sentiment de l’irrémédiable dépossession et, les yeux fermés comme pour faire surgir ou inventer une nouvelle histoire, il serait celui qui résiste à ces nouveaux venus et tenterait de faire parler l’image dans son silence.

Voir les autres toiles de juin / juillet 2009.

Soleil

Un texte de Georges Badin

« Soleil tu joues avec moi
pourtant ceci n’est pas du tout une danse
tant de nudité
presque du sang
ou quelque sauvage forêt ;
alors – » (Georges Séféris, « Sur scène »)
Tant de fois la nudité, présente dans le feuillage, dans l’eau bleue, sur le jaune de la bouée ou du sable, que tu ne nommes pas, que tu voudrais placer à armes et résurrection égales dans toutes tes toiles, qui te viendrait en aide, figure de la beauté.

Le teinturier des muses

Un texte de Michel Butor

Un nouveau livre est en préparation chez Jean-Paul Martin, éditeur, avec des peintures originales de Georges Badin et ce texte de Michel Butor.

Michel Butor : Le teinturier des muses
Pour Georges Badin

La toile déroule
tous ses carrefours
de fils qui transmettent
les appels des plantes
qui les ont produits

Et tous les messages
des points cardinaux
qui roulent en vagues
dans les doigts pressés
de les étaler

C’est dans l’atelier
ou dans le jardin
tendu de plastique
que va s’écouler
l’arc-en-ciel des encres

L’or brûle par ci
le vert germe là
le bleu prend son vol
ou sa profondeur
le rouge épanouit

Les fleurs des soirées
les lèvres du temps
les braises des yeux
le noir intervient
comme un grondement

Ici le mélanges
et là les contrastes
les répercussions
réverbérations
marées de nuances

Au centre s’enfoncent
des puits d’espérance
communications
avec d’autres terres
avec d’autres temps

Avec d’autres mondes
il faut établir
margelles bordures
pour les contenir
pour les contempler

Parfois ce qui vient
invite au partage
on va découper
pour mieux accueillir
ce que l’on devine

Scissiparité
deux individus
poursuivent leur vie
et leurs aventures
à quelque distance

Essaimant encore
vol de papillons
qui couvre les murs
en y déployant
leurs évolutions

Alors on saisit
brosses ou pinceaux
pour délimiter
portes et lucarnes
accentuer l’éclat

Dans cette région
voici un carré
qu’on peut détacher
mais qui reste ici
coup de l’étrier

C’est une autre toile
qui vient s’essayer
c’est une autre chambre
au palais des fées
un autre élixir

Ou voici des grilles
pour localiser
l’oracle des gongs
barreaux de l’échelle
qu’empruntent les anges

Les discours s’éveillent
dans tous les recoins
les chants retentissent
de cloîtres en nefs
de cuivres en bois

Pour les retenir
les encourager
des fouets de paraphes
comme des signaux
du chef de l’orchestre

Presque l’écriture
pour nous engager
à chercher plus loin
à nous embarquer
dans le déchiffrage

C’est à ce moment
qu’on passe la main
les pages sont mûres
pour qu’une autre voix
vienne dialoguer

Les panneaux sont prêts
pour manifester
troubler les festins
des puissants du jour
par leurs inscriptions

Balthazar Ubu
tyrans milliardaires
songes et mensonges